
Lucide sur cette guerre sans fin
Un ouvrage de plus qui ne cède pas à l’ambiance actuelle de devoir reprendre la propagande israélienne et le narratif dominant du 7 octobre 2023 et de ses suites, mais qui essaie en 128 pages de proposer une mise en contexte historique et une mise en perspective terminologique de ce jour funeste. Les crimes du 7 octobre ne sont pas défendables et une enquête indépendante, si elle peut avoir lieu, aura pour tâche de s’y atteler. Toutefois, ces crimes ne sont pas, en tout état de cause « le pire pogrom de l’histoire depuis 1945 », nous dit Enzo Traverso, auteur de cet ouvrage fort clair et précis.
Cet historien qui enseigne aux États-Unis aborde ainsi nombre de questions relatives au 7 octobre et « à la riposte » (euphémisme pour l’auteur) israélienne depuis plus d’un, qui a été reconnue par la CIJ comme une pente génocidaire et par Amnesty International, comme une intention génocidaire avérée. Cet essai invite à penser ce qui se passe depuis cette date en refusant toute caution à ce génocide au nom du droit de se défendre et au nom de la lutte contre l’antisémitisme. Les notions de sionisme, antisémitisme, génocide, violence, orientalisme et résistance sont ainsi analysées en les situant dans leur longue histoire afin de dépasser le narratif convenu et orientaliste (largement entretenu par les politiques et les médias dominants), qui en France mais aussi en Allemagne ou en Grande-Bretagne, place Israël dans une position d’éternelle victime, présenté comme un îlot démocratique dans un océan de barbarisme dont le Hamas ne serait qu’un acteur assoiffé de sang parmi d’autres.
Le courage d’Enzo Traverso est à noter tant par le souci pédagogique de son essai que par sa volonté affirmée de ne rien céder, ni à l’intimidation, ni à l’équivalence entre oppresseur et oppressé. L’auteur se situe du côté de l’Histoire, celle du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, droit à s’affranchir du colonialisme et de l’occupation, ici israélienne dans les Territoires Palestiniens Occupés. Pour ce faire, il convoque le droit, posé par la CIJ et la CPI, afin de rappeler que ce droit existe, qu’il est clairement établi et que le méconnaître ou le contourner constitue une complicité du génocide en cours à Gaza. D’ailleurs, il considère le Sud Global comme dorénavant porteur de cet universel délaissé par un Occident en train de s’effondrer moralement dont le seul levier est la brutalisation du monde par une violence armée décuplée. Il soutient aussi que cet effondrement est observable dans la manière dont la répression s’est abattue sur les campus américains au printemps 2024 mais aussi dans la propagation sans vérification de fausses nouvelles par des médias dominants et par des politiques obnubilés par Israël et son Premier ministre, accréditant des fakes news devenues pourtant le fondement de ce consentement au génocide, si bien étudié par D. Fassin.
Les allers et retours entre l’histoire et le temps immédiat donnent à cet ouvrage une dimension didactique tout à fait pertinente explicitant ici ce que recouvre le sionisme, là ce que donne à voir l’orientalisme d’E. Saïd au regard de l’arrogance et l’aveuglement de l’Occident actuels, là encore, la raison d’État en Allemagne, qui balaie d’un revers de manche toutes tentatives de compréhension, qui ne signifient aucunement justification. Cet ouvrage montre aussi que l’argument d’antisémitisme soulevé par les thuriféraires inconditionnels de l’État d’Israël dès qu’une critique contre cet État est émise, constitue une instrumentalisation dangereuse car elle augmente symétriquement l’antisémitisme qu’elle prétend combattre.
Lucide sur cette guerre sans fin, E. Traverso invite à la réflexion autour des divers scénari possibles « du jour d’après » qu’il convient au moins intellectuellement de penser et de discuter, rappelant que l’avenir de cette zone doit être décidé par celles et ceux qui y vivent. Dans ce sens, cet ouvrage vient compléter d’autres lectures qui portent sur cette perspective, S. Sand, E. Sanbar ou D. Charbit. Tous, d’une manière ou d’une autre, s’accordent pour admettre que ce qui est en jeu en ce moment, n’est pas l’existence de l’État d’Israël mais la survie du peuple palestinien, car si la guerre de Gaza devait se terminer par une seconde Nakba, la légitimité d’Israël en sortirait définitivement compromise.
Raphaël Porteilla, Recherches internationales, no 131, hiver 2024, p. 163-164.