
Une alternative à la sidération
Journaliste indépendant spécialisé dans les enjeux liés aux technologies, Thibault Prévost tient l’excellente rubrique «Clic gauche» chez Arrêt sur images, site français d’analyse critique des médias. Dans ce premier ouvrage, Prévost propose une «alternative à la sidération» qui caractérise généralement le traitement médiatique de l’intelligence artificielle et du discours de ses principaux promoteurs.
Qui sont les «prophètes de l’IA»? Certains sont connus, comme les Américains Elon Musk, Sam Altman ou Nick Bostrom et, au Québec, Yoshua Bengio. D’autres s’activent plus discrètement, comme Peter Thiel, Marc Andreesen et Eliezer Yudkowsky. «Issus des élites universitaire et entrepreneuriale anglo-saxonnes», nous explique l’auteur, «ils sont ingénieurs, chercheurs, philosophes, patrons et investisseurs». Tous sont très investis dans les développements actuels en IA et «tous diffusent un discours d’apocalypse, articulé autour d’une intelligence artificielle divine». Ce paradoxe devrait nous interpeller: pourquoi les promoteurs d’une industrie s’acharnent-ils à nous alerter des dangers colportés par leurs propres créations? Thibault Prévost propose ainsi de nous aider à replacer «le récit propagé par la caste technocritique (…) dans le champ des idées politiques». Ce discours entrepreneurial messianique émerge à la suite de la crise financière de 2008 et s’accompagne de concepts exotiques tels que l’accélérationisme, l’altruisme efficace, le long-termisme et, bien sûr, le transhumanisme. Essentiellement, on fait face à une nouvelle itération du projet ultralibéral, cette fois imbibé dans la vision mystique d’une technologie surpuissante.
L’ouvrage est particulièrement pertinent dans le contexte de la seconde victoire de Donald Trump, qui a propulsé Elon Musk dans les hautes sphères du pouvoir états-unien. Prévost montre que le virage autoritaire d’une bonne part de l’élite du numérique est en cours depuis la deuxième moitié des années 2010: «un continuum s’est consolidé entre la blogosphère néofasciste la plus rance, certains milliardaires de la Silicon Valley et une nouvelle phalange d’élus républicains». L’utopie des prophètes est souvent sécessionniste, parfois même eugéniste, et toujours profondément élitiste.
Alors, quel rôle concret jouent ces fantasmes dignes de romans de science-fiction? Prévost soutient qu’ils imposent un certain cadre à travers lequel les débats publics sur l’IA se tiennent, et offrent à ses propagateurs l’attention des décideurs, allant jusqu’à séduire les Nations Unies. Cette élite se voit du même coup promue en tant que «référence culturelle et morale». Enfin, ces scénarios délirants éloignent les préoccupations des problèmes tangibles et immédiats que connaissent nos sociétés, notamment en raison de ces technologies. Au final, l’IA dystopique détourne l’attention d’une autre entité hors de contrôle qui menace réellement l’existence humaine sur la planète, à savoir «la multinationale capitaliste».
Au fil des pages, des personnages et des concepts, je me prenais parfois à souhaiter ici un schéma, là un diagramme, qui auraient aidé à cartographier cette nébuleuse. Cela dit, la démonstration de Thibault Prévost est éloquente et efficace. Souhaitons qu’elle se trouvera entre les mains de journalistes technos, qui trop souvent, «donne[nt] de la substance à une IA imaginaire, tout en occultant l’impact réel de cette technologie sur le monde».
Philippe de Grosbois, À babord!, no 103, printemps 2025.