« À cette prudente injonction, poursuit Didier Fassin, Talal Asad [1] répondait : “Certes. Mais dans la situation présente, où des actes d’une cruauté délibérée sont commis et niés de façon éhontée, peut-être est-il nécessaire non seulement de penser, mais aussi de parler et d’agir moralement. [Cependant,] déterminer de quelle manière le faire est plus difficile qu’il n’y paraît.” Cette difficulté ne rend que plus crucial de s’y efforcer. If not now, when [2] ? Si ce n’est pas maintenant, ce sera quand ? »
Il y a en effet urgence à sortir de la sidération dans laquelle nous plonge le génocide [3] qui s’accomplit en direct sous nos yeux à Gaza depuis un an, et le déferlement de commentaires racistes et de discours haineux qui l’accompagnent, proférés aussi bien par nos médias à la botte que par des dirigeants politiques oscillant entre cynisme et hypocrisie « humanitaire ». Je viens de dire « nous » – je ne prétends pas représenter qui que ce soit, mais j’ai cru comprendre que je n’étais pas seul à éprouver des sentiments mêlés de colère et d’impuissance – par exemple en lisant, semaine après semaine, le « Journal de bord de Gaza », de Rami Abou Jamous, que publie Orient XXI (merci à elleux, qui sont parmi les rares à donner la parole à un Gazaoui). Extrait de son journal du 1er juin dernier :
«Cette guerre, c’est comme vivre vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans une tornade qui tourne et qui tourne. Dans cette tornade, il y a des gens qui sont ballotés en tous sens et qui ont peur. Nous sommes tous dans cette espèce de mixeur. De temps en temps, quelqu’un est éjecté du mixeur parce qu’il est mort. Mais nous, on reste là, dans le mixeur, dans cet appareil qui n’arrête pas de tourner. Il nous mixe dans la misère ou dans la peur, dans l’inquiétude, dans le danger, dans les bombardements, les massacres et les boucheries. Et dans le mixeur nous n’arrivons même pas à exprimer notre tristesse, pour saluer les morts comme ils le méritent. Je ne sais pas comment bien le dire, mais on ne donne pas leur valeur aux personnes qui ont été tuées. C’est à dire qu’on n’est pas triste comme il faut pour les gens qu’on aimait, parce qu’il y a tellement de massacres autour de nous. Nous n’avons pas perdu la tristesse, mais nous avons perdu la valeur de la tristesse.»
Sa dernière chronique, datée du 2 octobre, est titrée « Israël est en train de nous faire détester l’endroit où on vit ». Parce que tous les lieux de la vie quotidienne ont été la cible des bombardements. Parce que partout on a risqué de perdre la vie, on a été blessé grièvement, on a perdu des proches, des voisins, des ami
e s…«Au final, on va finir par quitter Gaza. Et c’est ça le vrai but de cette guerre. Netanyahou et l’armée disent qu’ils veulent éradiquer le Hamas, libérer les prisonniers israéliens, c’est n’importe quoi. Leur véritable objectif, c’est de faire sortir les 2,3 millions d’habitants de la bande de Gaza [4].»
Il y a bien urgence. On peut même se demander s’il n’est pas déjà trop tard [5]… Mais c’est le genre de question qui ne nous avancera guère. C’est pourquoi il faut saluer les deux parutions auxquelles je reviens après cette digression – qui n’en était pas tout à fait une, cela dit.
Le premier chapitre d’Enzo Traverso commence par une histoire allemande, et ce n’est certainement pas un hasard – ici se situe l’un des principaux « nœuds d’histoire et de mémoire » – un nœud particulièrement vénéneux, si j’ose l’allitération. On connaît les bombardements massifs sur les grandes villes allemandes – Dresde et Hambourg en sont des cas emblématiques. On sait aussi (peut-être moins) que des millions d’Allemands « ethniques » furent expulsés immédiatement après la guerre des pays d’Europe centrale vers le « leur », alors en ruines, où erraient déjà des millions de leurs compatriotes qui avaient tout perdu. Martin Heidegger évoqua ces souffrances « pour renverser les rôles et présenter l’Allemagne comme ayant été victime d’une agression extérieure », écrit Enzo Traverso, qui commente ainsi, rapportant ces propos à la situation actuelle :
«[…] j’ai l’impression qu’aujourd’hui la grande majorité de nos chroniqueurs et commentateurs [des événements à Gaza] sont devenus « heideggeriens », enclins à interchanger les agresseurs et les victimes, à la différence près que les agresseurs actuels ne sont plus les vaincus mais les vainqueurs.»
Il m’est arrivé, par le passé, d’être agacé par les trop fréquentes références au texte orwellien 1984, dont l’invocation à tout bout de champ finissait, me semblait-il, par édulcorer le sens. Je ne peux cependant m’empêcher d’y penser en lisant ce chapitre de Traverso intitulé « Exécuteurs et victimes », et où il montre comment la propagande israélienne, complaisamment reprise par les médias occidentaux, présente Israël comme la victime du « plus grand pogrom de l’histoire après l’Holocauste »… Ce que Netanyahou, s’exprimant voici quelques jours à la tribune de l’Assemblée générale de l’ONU, formulait ainsi : « Israël est accusé de génocide de manière mensongère alors que nous nous défendons actuellement contre des ennemis qui tentent de commettre un génocide à notre encontre [6]. » Inversion proprement monstrueuse que l’on dirait directement sortie des bureaux du Miniver – le ministère de la Vérité, en novlangue – et digne des trois slogans de l’Angsoc (le parti unique dirigé par Big Brother) : « la Guerre c’est la Paix, la Liberté c’est l’Esclavage, l’Ignorance c’est la Force ».
On sait que sous Big Brother, le Miniver est chargé de réécrire l’histoire en permanence : « Qui contrôle le passé contrôle le futur. Qui contrôle le présent contrôle le passé. » Didier Fassin cite à juste titre cette phrase du roman d’Orwell. Ce sont aujourd’hui les médias mainstream qui se chargent de cette besogne. « […] la malédiction du 7 octobre a commencé quand le Hamas a envahi Israël depuis Gaza », a éructé, entre autres énormités, le Premier ministre israélien pendant son discours à New York. Et si l’on prend la peine de se retourner sur un an de récits médiatiques, on voit bien que l’histoire qu’ils mettent en scène semble toujours commencer en ce fameux jour « maudit ». Didier Fassin :
«Leur point de départ [de ceux qui considèrent le 7 octobre comme un acte antisémite] se situe dans l’incursion meurtrière du Hamas. Il n’y a pas de passé. Plus même : l’évocation de celui-ci est suspecte et répréhensible, car paraissant apporter une justification à l’opération menée contre les civils et les militaires israéliens. […]
Pour les autres [qui considèrent l’attaque du Hamas, y compris les crimes de guerre commis pendant cette attaque, comme un acte de résistance], l’événement s’inscrit dans une histoire longue, qui commence en 1917, avec la Déclaration Balfour par laquelle le colonisateur britannique se dit « favorable à l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif, comme le rappelle l’historien palestinien états-unien Rashid Khalidi en parlant d’une « guerre de cent ans [7]».[…]
C’est dans ce souci de mise en perspective historique qu’à la fin du mois d’octobre, alors que les bombardements avaient déjà causé la destruction du quart des bâtiments du nord de Gaza et la mort de plusieurs milliers de civils, le secrétaire général des Nations unies déclarait que, si « rien ne peut justifier que des civils soient délibérément tués, blessés ou enlevés », l’attaque du Hamas « ne vient pas de nulle part », mais « de cinquante-six années d’occupation israélienne ».»
Fichu antisémite (d’ailleurs, Antonio Guterres vient d’être déclaré persona non grata en Israël pour avoir déclaré, après le tir d’environ 200 missiles iraniens sur Israël, que l’escalade doit cesser et qu’« il nous faut absolument un cessez-le-feu »).
Pour battre en brèche cette fable du 7 octobre comme « point zéro », Traverso cite ces propos d’Edward Saïd datant de 2002, au moment de la répression de la seconde Intifada :
«Gaza est entouré sur trois côtés d’une barrière électrifiée. Parqués comme des bêtes, les Gazéens ne peuvent plus se déplacer, travailler, vendre leurs fruits et légumes, aller à l’école. Ils sont exposés aux frappes aériennes des avions et hélicoptères israéliens, et aux tirs terrestres des tanks et des mitrailleuses qui les fauchent. Appauvri, affamé, Gaza est un cauchemar humain […] où chaque petit incident […] se solde par la participation de milliers de soldats à l’humiliation, la punition, l’affaiblissement intolérable de chaque Palestinien sans distinction d’âge, de sexe ou d’état de santé. On retient les fournitures médicales à la frontière, on tire sur les ambulances ou on les arrête, des centaines de maisons sont démolies et des centaines de milliers d’arbres et de terres agricoles sont détruits dans des actes systématiques de châtiment collectif contre des civils qui, pour la plupart, sont déjà des réfugiés de la destruction par Israël de leur société en 1948 [8].»
Et autour de ce grand camp de concentration,
«À quelques kilomètres de là, juste au-delà de la barrière électronique, protégés par le bouclier antimissile Dôme de fer qui intercepte les roquettes, les Israéliens vivent comme en Europe. Tel-Aviv est aussi cosmopolite, moderne, féministe et gay friendly que Berlin. Son industrie culturelle exporte des séries télévisées dans le monde entier et, depuis quelques années, sa gastronomie est également très appréciée. Voilà l’arrière-plan du 7-Octobre [9].»
Fassin et Traverso parlent tous deux de la position très particulière de l’Allemagne par rapport à Israël (ce qui ne les empêche pas de pointer aussi l’attitude de la plupart des autres pays occidentaux, à commencer par la France [10]). Sur ce point, j’essaierai de résumer ce qu’en dit Enzo Traverso, qui lui donne une certaine profondeur historique.
«Angela Merkel et Olaf Scholz, dit-il, ont tous deux affirmé à plusieurs reprises que le soutien inconditionnel à Israël a la force d’une « raison d’État » (Staatsraison) pour la République fédérale d’Allemagne (RFA). Dès le 7 octobre, le gouvernement du chancelier Scholz, largement épaulé par les médias, a instauré dans le pays une atmosphère de chasse aux sorcières contre toute forme de solidarité avec la Palestine.»
Une référence bien curieuse, lorsque l’on sait que le concept de raison d’État renvoie à « la transgression inavouée de la loi au nom d’un impératif supérieur de sécurité » (de l’État, bien sûr…]. Traverso cite ensuite l’historien de la pensée politique Norberto Bobbio, lequel explique que la raison d’État est cet « ensemble de principes et de maximes » qui justifient que le prince puisse se permettre des actions qui seraient répréhensibles si elles étaient commises par un simple particulier. Bobbio appuie son analyse sur Gabriel Naudé [11], lequel, dans un essai de 1639, n’hésitait pas à louer les bienfaits du massacre de la Saint-Barthélemy [12] au nom de la raison d’État.
«Une telle apologie du massacre, poursuit Traverso, ne vise qu’à illustrer la théorie selon laquelle la fin justifie les moyens. […] Ainsi, lorsque la RFA invoque sa propre Staatsraison pour justifier son soutien absolu à Israël, elle admet implicitement le caractère moralement douteux de sa politique. Nous savons bien qu’Israël est en train de perpétrer des crimes, dit en substance Scholz à Netanyahou, mais ces moyens moralement répréhensibles sont « justes et nécessaires », car ils consolident votre pouvoir, un but que nous partageons inconditionnellement.»
Mais il ne s’agit évidemment pas que de discrètes conversations entre hommes d’État… On a déjà mentionné la chasse aux sorcières déclenchée en RFA depuis le 7 octobre. Entre autres censures, refus de visas, annulation d’événements (ce qui a eu lieu aussi en France [13]) l’une des plus spectaculaires manifestations du soutien gouvernemental à l’entreprise génocidaire israélienne s’est produite à l’occasion de la remise du prix du meilleur documentaire aux cinéastes Basel Adra et Yuval Abraham à la Berlinale, le 25 février dernier. C’est Didier Fassin qui le rapporte :
«Lors de leur discours de réception du prix, les deux réalisateurs ont fait référence à la guerre à Gaza. « Il m’est très difficile de célébrer cette récompense quand des dizaines de milliers de membres de mon peuple sont en train d’être massacrés », a reconnu le Palestinien Basel Adra, appelant l’Allemagne à cesser ses exportations d’armes vers Israël. « Dans deux jours nous serons de retour sur une terre où nous ne sommes pas égaux, où moi je vis sous une loi civile et lui sous une loi martiale », a expliqué de son côté l’Israélien Yuval Abraham à propos de son collègue en qualifiant cette situation d’apartheid.
Dans les heures qui ont suivi ces déclarations, le maire de Berlin les a condamnées comme « inacceptables » et « antisémites » et la déléguée du gouvernement fédéral pour la Culture et les Médias a évoqué des propos « caractérisés par une profonde haine d’Israël ». En réponse à ces critiques, le réalisateur israélien s’est dit troublé que, « dévaluant ainsi le terme “antisémitisme”, des politiciens allemands osent ainsi diaboliser un Israélien dont toute la famille a été victime de l’Holocauste », ajoutant que ces commentaires le mettaient en danger lui et ses proches. En effet, à la suite des attaques des autorités allemandes, il a reçu des menaces de mort chez lui et a renoncé à rentrer dans son pays, sa famille ayant d’ailleurs dû être évacuée de son domicile en Israël [14].»
C’est évidemment une des conséquences de l’inversion monstrueuse dont nous avons déjà parlé, qui assimile les membres du Hamas à des nazis. Didier Fassin relève aussi qu’on a pu voir, après le 7 octobre, l’ambassadeur d’Israël aux États-Unis se montrer en public avec une étoile jaune sur sa veste… Tandis qu’Enzo Traverso, lui, décrit cette scène étrange :
«Le 9 novembre dernier, pour marquer une date fatidique de l’histoire allemande, date de la chute de l’Empire wilhelminien, de la chute du Mur mais aussi des pogroms de la Nuit de cristal en 1938, les autorités berlinoises ont décidé de projeter une étoile de David avec le slogan Nie wieder ist jetzt ! (Plus jamais, c’est maintenant !) sur la porte de Brandebourg. Cette étoile de David, utilisée comme jadis les croix gammées qui ornaient les bâtiments et les monuments des villes allemandes à l’époque d’Hitler, ne pouvait que surprendre. Ce grotesque pastiche de la propagande nazie, au moment même où Israël déclenchait sa campagne contre Gaza, a éclairé d’une lueur inquiétante l’inconscient national allemand.»
Et Traverso de citer une « plaisanterie cruelle [qui] circule actuellement […] : l’Allemagne ne pouvait pas rater cette occasion : quand il y a un génocide, elle est toujours du côté du bourreau ». C’est de l’humour très noir, mais pas complètement dénué de vérité. Ainsi, dans « Three genocides » un article paru dans la London Review of Books [15], Eyal Weizman (architecte israélien fondateur de Forensic Architecture [16]), rendant compte des recherches qu’il a conduites, « visant à reconstituer les lieux des massacres dans les fermes aujourd’hui possédées par des descendants des militaires allemands, note la curieuse coïncidence historique entre la date de la seconde audition de l’Allemagne contestant l’existence d’un génocide perpétré par les Israéliens à Gaza devant la Cour internationale de justice, le 12 janvier 2024, et la commémoration du cent vingtième anniversaire des événements qui ont déclenché le génocide perpétré par les Allemands contre les Héréros et les Namas, le 12 janvier 1904 »…
Ce que nous montrent ces deux livres – dont je n’ai encore une fois donné qu’un aperçu –, c’est que nous autres, Occidentaux, ne nous sortirons pas sans dommages de cette affaire, quoi que l’on veuille penser – ou plutôt quoi que l’on veuille bien se raconter pour écarter les preuves évidentes de notre « consentement à l’écrasement de Gaza », comme le dit le sous-titre de Didier Fassin. Il précise bien sûr qu’il y a deux versants dans le consentement : le passif et l’actif. Mais le second a bien besoin du premier pour s’exercer efficacement. À la fin de son article que j’ai déjà cité (en note 9), Naomi Klein s’effrayait de ce que « le génocide s’estompe à l’arrière-plan de notre culture » – ce que l’on pourrait aussi nommer la « banalisation du mal », pour paraphraser Hannah Arendt [17]. Elle disait craindre que certaines personnes deviennent trop désespérées – et rappelait le cas d’Aaron Bushnell, un membre de l’armée de l’air américaine âgé de 25 ans, qui s’était auto-immolé par le feu le 25 février 2024 devant l’ambassade d’Israël à Washington, afin de protester contre le génocide perpétré à Gaza avec le soutien des États-Unis.
«Je ne veux pas, écrivait-elle, que quelqu’un d’autre déploie cette horrible tactique de protestation ; il y a déjà eu beaucoup trop de morts. Mais nous devrions prendre le temps de digérer la déclaration que Bushnell a laissée, des mots que j’en suis venue à considérer comme une hantise contemporaine et obsédante […] : « Beaucoup d’entre nous aiment à se demander : “Que ferais-je si j’étais encore en vie à l’époque de l’esclavage ? Ou du temps de Jim Crow dans le Sud ? Ou de l’apartheid ? Que ferais-je si mon pays commettait un génocide ?” La réponse est que vous êtes en train de le faire. En ce moment même. »»