À l’occasion du centenaire de sa naissance, en 1924, une biographie du romancier et critique d’art Michel Ragon met en évidence les caractéristiques de son parcours d’autodidacte et souligne ce qu’il a pu avoir de singulier et de rude dans le monde culturel français (1). L’absence de légitimité académique de l’enfant de Vendée, orphelin à 8 ans d’un père sous-officier de la Coloniale rentré au pays, élevé dans un grand dénuement, aura été l’aiguillon initial d’une « vie solidement arrimée au livre ». De petits boulots (Drôles de métiers, Albin Michel, 1953) en expériences poétiques favorisées par le groupe amical de l’école de Rochefort (René Guy Cadou, Jean Follain, Eugène Guillevic, etc.), le saute-ruisseau deviendra un romancier célèbre avec Les Mouchoirs rouges de Cholet (Albin Michel, 1983), qui tente de rendre aux événements vendéens de la Révolution une portée paysanne, en s’appuyant sur des motivations extra-idéologiques. Ce grand succès littéraire — qui se double d’un échec sur le terrain historiographique — n’estompe cependant pas les autres activités de ce travailleur boulimique : il est parallèlement devenu un spécialiste de l’art contemporain (il est membre du groupe CoBrA), de l’architecture et de l’urbanisme (il est un défenseur assidu de Le Corbusier), au point de présenter successivement plusieurs histoires mondiales de ces domaines chez différents éditeurs français. Par ailleurs, et c’est un aspect essentiel de sa personnalité, il se sera fait connaître dès 1947 comme un spécialiste de la littérature populaire et prolétarienne de langue française. Au-delà de son essai maintes fois réédité Histoire de la littérature prolétarienne en France (Albin Michel, 1974, 2013), il se sera trouvé, dans l’amitié de Henry Poulaille, d’Édouard Dolléans ou de Georges Navel, une famille spirituelle acceptant avec naturel ses origines et appréciant son militantisme sans faille (il a procuré des rééditions d’Émile Guillaumin et de quelques autres classiques du domaine, comme Constant Malva). Sa pensée critique, peu conforme à la doxa de son temps, mérite d’être interrogée à nouveau car elle paraît caractéristique de la liberté dont font preuve certains esprits marquants de notre époque, comme Gilbert Lascault ou Annie Le Brun.
Les questions de classe sociale et de légitimité, on les retrouve chez l’Italien Alberto Prunetti, qui n’appartient pourtant pas à la même génération que Ragon (il est né en 1973). Fils d’un soudeur rongé par l’amiante, il a raconté la mort de son père dans Amianto (traduit par Serge Quadruppani, Agone, 2019). C’est la question de l’appartenance au prolétariat le plus fragile qui sous-tend Odyssée lumpen, où il fait le récit de ses années de formation et de son apprentissage du travail sous-payé quand il se retrouve chez des Thénardier de la restauration italienne à Bristol (2). Il a quitté l’Italie qui, au cœur des années 1990, n’offrait aucune perspective d’emploi à un diplômé ès lettres issu du monde ouvrier. Mais lui n’est pas ouvrier, quand bien même il connaîtrait les dix règles du prolétaire digne enseignées par son père — fierté de classe et résistance au patron. Et il n’a pas de métier intellectuel non plus. Il n’a d’ailleurs pas de profession du tout, ce pour quoi il choisit l’exil au Royaume-Uni, la terre de Robert Louis Stevenson. C’est cette aventure haute en couleur qu’il raconte tout en rendant hommage à L’Île au trésor, avec un boucanier opiomane, un nettoyeur de toilettes aux allures de Luciano Pavarotti et autres collègues farfelus. L’enfer dans la chaleur du four à pizzas, et la taraudante question du corps du travailleur, obsédante chez Prunetti, tout comme son sentiment d’illégitimité, qu’il partage avec Ragon : « J’ai des épaules d’ouvrier, des jambes de footballeur, des avant-bras et des poignets longs et fins. Je souffrirai toujours de cette dernière caractéristique (…). Un implant bourgeois sur une carcasse ouvrière et pantagruélique, à tel point qu’on dirait que les mains avec lesquelles j’écris sont les mains d’un autre. » Prunetti anime en Italie une collection consacrée à la littérature ouvrière (Éditions Alegre) et le Working Class Literature Festival.