«Rue Duplessis», le «cul entre deux chaises»
« Né d’un père analphabète et d’une mère peu scolarisée, j’ai grandi à Drummondville, sur la rue Duplessis, dans une famille ouvrière régie par la peur, dont les principales manifestations étaient l’hypocondrie, la xénophobie et l’homophobie. »
C’est ce que l’auteur de Rue Duplessis appelle « commencer dans la vie avec trois balles deux prises », même si son enfance, souligne-t-il, s’est déroulée à l’ombre de parents aimants et protecteurs.
Nombreux sont ceux qui seront surpris en découvrant le parcours de Jean-Philippe Pleau, sociologue de formation né en 1977, voix connue de la radio de Radio-Canada, où il tient la barre de Réfléchir à voix haute (diffusée chaque dimanche soir), après avoir longtemps coanimé et réalisé C’est fou… en compagnie du regretté Serge Bouchard (1947-2021).
Dans Rue Duplessis. Ma petite noirceur, il fait le récit — ou le « roman (mettons) » — d’une immigration intérieure, étant passé de son milieu d’origine à un statut plutôt enviable dans « le monde bourgeois » auquel il appartient aujourd’hui. Un grand écart.
« Tout au long du processus d’écriture, il a été important pour moi de ne pas chercher à régler des comptes, mais plutôt de rendre compte de la réalité, tient à préciser Jean-Philippe Pleau en entrevue. Et si j’ai voulu régler des comptes, ce n’est pas tant avec les individus qu’avec un système, qui permet de reproduire les inégalités, de les maintenir et même, dans certains cas, de les encourager. »
« Notre petite vie ordinaire avec mes parents, ça a été la petite vie ordinaire et du quotidien de bien des Québécois de cette époque des années 1980-1990. Peut-être qu’on a honte de ça, encore aujourd’hui, honte de nommer qu’on vient de ce type de milieu. Alors qu’avec le temps, moi, j’y vois beaucoup de fierté et de poésie, de vision du monde et de sensibilité. »
Transfuge de classe
Entre trahison et ascension sociale, les récits de transfuge de classe, dirait-on, semblent en train de devenir un genre en soi. Un genre porté notamment, en France, par Didier Éribon (Retour à Reims), Édouard Louis, Nicolas Mathieu ou Annie Ernaux, que le prix Nobel de littérature en 2022 a peut-être contribué à légitimer. Tous prenant la parole dans le sillage des travaux du sociologue Pierre Bourdieu.
Et dans chacun de ces cas, fait remarquer Jean-Philippe Pleau, qui souffre encore régulièrement du syndrome de l’imposteur, la honte est un symptôme, un souvenir et une sensation, souvent aussi un moteur.
« La honte, je pense, est un révélateur de la pression sociale et du mépris de classe. Quand tu la ressens, tu sais que c’est ça, ça se passe dans le regard de l’autre. Soit ça te paralyse, soit ça te détruit. Ça te suit au quotidien comme une roche dans le soulier, ce qui a été mon cas pendant longtemps. » Cette honte — et la honte d’avoir honte —, il s’est mis lui-même à l’assumer et a souhaité la transformer en fierté.
De son propre aveu, Jean-Philippe Pleau a souvent le sentiment d’avoir le « cul entre deux chaises ». Autrement dit : « Je suis un gâteau Duncan Hines sur lequel on a crissé un glaçage aux truffes », comme il l’écrit dans Rue Duplessis.
Malgré tout, il a voulu que son livre soit le plus accessible possible. « C’était très important de faire entrer dans mon livre, entre guillemets, modestement, la langue de mes parents », explique l’auteur, qui revendique ici l’influence directe d’Annie Ernaux (La place, La honte), avec son écriture souvent très simple, où la langue constitue en soi une prise de position politique. « Pour que les gens issus de mon milieu puissent se reconnaître, mais qu’ils puissent aussi le lire », ajoute-t-il, malgré la présence ici et là de certains concepts sociologiques peut-être moins évidents pour le commun des mortels.
« J’ai fait le pari que la valeur sociologique de ce que je raconte dans le livre était plus grande que le risque que je prenais en le publiant. Ce n’est pas juste de l’intime. C’est un intime social, une introspection sociologique. »
« J’ai envie d’une parole politique », lance prudemment Jean-Philippe Pleau, en évoquant Édouard Louis, qui a déjà exprimé le souhait que ses livres puissent servir à « braquer la société comme on braque une banque ». Une manière de répondre à la violence de la reproduction sociale. « Ce n’est pas juste une belle petite histoire cute de pauvreté pis de quelqu’un qui s’en est sorti. Il y a plein de monde qui sont pris dans ce système, et ce système se perpétue », ajoute l’auteur de Rue Duplessis.
Une anomalie des statistiques
« Je suis une anomalie des statistiques, poursuit Jean-Philippe Pleau, qui considère écrire aussi, d’une certaine façon, pour « venger » les siens. Je ne devais pas parler dans un micro le dimanche soir à Radio-Canada. Je ne devais pas écrire des livres. Mon verdict social, pour parler comme Didier Éribon, n’était pas celui-là. »
À propos de l’étiquette de « roman » qui coiffe le livre, l’auteur explique qu’il tenait surtout à ne pas le présenter comme un récit. En effet, en lisant comme récit une expérience de vie comme la sienne, pense-t-il, le système, ou la « bourgeoisie », pourrait se dire pour se consoler qu’il ne s’agit que de l’expérience très singulière d’une personne ayant grandi à Drummondville, fils unique d’un père ferblantier pourvu d’une sixième année et d’une mère qui restait à la maison.
« Avec l’idée d’un roman, par contre, on dirait que ça tombe, que ça bascule dans l’imaginaire et dans l’inconscient collectif. On dirait qu’on croit plus à la portée sociale de la chose. »
Dans tous les cas, Rue Duplessis mêle revendication, courage et impudeur. En particulier lorsque l’auteur aborde ouvertement certaines questions de santé mentale, la sienne et celle de ses parents. Une autre des formes que peut prendre la honte. « C’est une autre honte qui m’a habité pendant longtemps : tout ce qui a rapport à la santé mentale. Une honte qui a été produite par un système. Dans les années 1980 et 1990, la santé mentale était dans l’angle mort au Québec », poursuit-il, se rappelant qu’il a utilisé pendant des années dans son enfance des pompes pour l’asthme, « alors que c’était un trouble panique accoté dans le tapis qui n’a jamais été diagnostiqué ».
Aux yeux de l’auteur, « sauvé » en quelque sorte par un cours de sociologie au cégep — et qui estime qu’une grande part de la solution aux inégalités consiste à faire de l’éducation une réelle priorité —, il ne fait aucun doute que les questions d’inégalités socio-économiques et de santé mentale sont étroitement liées.
« C’est un cocktail », croit Jean-Philippe Pleau, qui a conservé de sa vie d’avant, en plus d’une dentition imparfaite, un goût marqué pour les belles carrosseries et les mags rutilantes. Sans la moindre honte.
Signalons, dans la même veine intime et politique, la publication récente de Cécile et Marx. Héritage de liens et de luttes, de Michel Lacroix (Varia, 2024).
Christian Desmeules, Le Devoir, 8 avril 2024.
Photo: Valérian Mazataud / Le Devoir
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