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21 septembre 2022

Où sont passées la mémoire et la beauté?

Marie-Hélène Voyer, poète, essayiste et professeure de littérature au Cégep de Rimouski, veut ici créer une onde de choc, nous ébranler, nous sortir de notre torpeur et de notre paresse collective sur les questions d’aménagement, d’architecture, de patrimoine et d’urbanisme. Sa plume, incisive, cynique et intelligente, s’attaque à la tendance de fond du « tout au bulldozer » qui afflige le Québec depuis plusieurs décennies. Elle explique ici ses intentions dans une limpidité impossible à paraphraser sans y perdre au change : « Cet essai se veut un pavé lancé contre notre accoutumance anesthésiée à la démolition, une dénonciation de la laideur lancinante, du lissage permanent — à la fois social et historique — de nos villes, et de cet avachissement généralisé du paysage que l’on provoque au nom de l’orgueil vide de la nouveauté pour la nouveauté. » (p. 5). Bref, pourquoi, au Québec, vit-on encore avec cette manie de la tabula rasa malgré un imaginaire collectif généralement porté sur la mythification du passé ?

À travers de courtes vignettes, Voyer se penche sur certains des éléments incontournables de notre paysage sociohistorique, à partir des souvenirs de son coin de pays rimouskois : maisons, cabanes, croix de chemin, ponts couverts, rivières disparues et autres moulins. Puis, elle s’attaque à ce qu’elle nomme des « laidismes », soit les « néomanoirs » — aussi connus sous le nom de monster houses —, mais également les condos et les résidences privées pour aînés. Elle débusque notamment les emprunts stylistiques postmodernes propres à ces constructions de l’ère de la mondialisation, qui pigent constamment dans le registre européen ou mondial, comme si l’habitat vernaculaire québécois ne suffisait jamais à lui seul. Lorsqu’il est reconnu, comme au Vieux-Québec, le patrimoine fait l’objet de ce qu’elle nomme une « fétichisation médiévale ». Dans son ouvrage, Voyer traite également de notre mépris pour certains monuments tombés dans l’oubli ou pour l’art public souvent jeté aux vidanges avec une nonchalance désarmante, à l’instar de la manière dont on a vidé de leurs habitants certains  villages gaspésiens, devenus fantômes. Une violence qui est, selon elle, normalisée et passée sous silence.

Dans l’essai, la part belle est donnée à Rimouski, ville d’une urbanité morne mais sise dans un décor imposant et magnifique, un gâchis comme tant de villes québécoises, striées d’artères commerciales désincarnées et flanquées de différentes franchises sans intérêt. On ne saurait trouver meilleur exemple empirique de son propos. N’hésitant pas à bien s’entourer, citant Pierre Perrault, Jacques Ferron, Jean-François Nadeau ou Anne Hébert, Voyer nous fait aussi connaître le travail acharné de ces littéraires, artistes et journalistes qui, sans relâche, documentent les pertes, les combats et les luttes de ces bouts de spatialité, parfois dans l’indifférence générale. Pour contrer la double force du laidisme et de l’oubli, l’idée serait de travailler à la création de « refuges », procurant l’épanouissement de la « vie bonne ». Mais pour y arriver, il faudra confronter les promoteurs immobiliers et ceux qu’elle nomme les « élus à cravate ».

En dépit de quelques recoupements avec les écrits de la conspiration dépressionniste, malgré le peu d’attention donnée aux rapports coloniaux dans la réflexion sur l’occupation du territoire, et finalement, malgré un léger sentiment de déjà-vu pour qui connaît la littérature sur les non-lieux — pensons ici à Marc Augé, Michel de Certeau, Iain Sinclair ou Manuel Delgado —, ce livre sera certainement lu avec passion par toutes celles et ceux qui espèrent, au minimum, un Québec moins laid. Les images, bien choisies, invitent à la promenade, à l’exploration, aux détours. Peut-être que le problème réside là, en fait. La voiture, qui crée, entretient et nourrit ces aberrations, nous rend aussi moins sensibles au territoire et à ses finesses.

Julien Simard, Relations, no 818, automne 2022.

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