Le regard dur, mais amoureux de Marie-Hélène Voyer sur le patrimoine
Quelle place réserve-t-on à la mémoire et à notre histoire collective? Comment se fait-il que le patrimoine, qu’il soit bâti ou immatériel, soit relégué aux oubliettes, et constamment menacé? L’essai L’Habitude des ruines : Le sacre de l’oubli et de la laideur au Québec pointe et interroge notre relation à l’histoire et aux lieux qui en témoignent.
L’écrivaine Marie-Hélène Voyer a fait de Rimouski le laboratoire
de sa réflexion, ville qui, selon elle, est emblématique du rapport débonnaire qu’entretiennent les Québécois à la démolition
.
Et l’emblème des emblèmes de ce laisser-aller, c’est peut-être la cathédrale Saint-Germain, qu’elle décrit, dans son livre, comme un lieu désormais cadenassé, confisqué comme tant d’autres à notre espace collectif, livré au purgatoire du temps et des éléments dans l’attente d’une sentence à l’issue incertaine; une cathédrale déchue comme on en voit chaque jour dans ces journaux qui scandent l’interminable litanie des démolitions
.
Plus largement, L’Habitude des ruines nous fait voir le patrimoine bâti et paysager comme un condensé de temps, de vies et de récits sédimentés
, comme des lieux qui nous habitent autant qu’on a pu les habiter.
Ce que je préfère, quand on parle d’espace, c’est les récits qui traversent les lieux, c’est les légendes. Chaque fois qu’on se fait expliquer le monde qui nous entoure, c’est comme si on finissait par habiter un millefeuille symbolique de récits de gens qui nous ont précédés.
« C’est ça que je trouve fascinant, c’est à quel point les lieux prennent de l’épaisseur quand on se les fait raconter. »
Les écrits de la Rimouskoise Marie-Hélène Voyer ont trouvé de nombreux échos au Québec, depuis sa sortie. L’autrice, qui est l’une des invitées d’honneur du Salon du livre de Rimouski, a remporté récemment le prix Jovette-Bernier, et est en lice pour le prix du Gouverneur général dans la catégorie Essai.
Ce rayonnement a surpris celle qui est d’abord poète et enseignante de français au cégep de Rimouski. Elle explique que l’idée de cet essai est venue de son éditeur, après avoir lu certains de ses élans sur les réseaux sociaux, témoignant de sa préoccupation face à la disparition des bâtiments patrimoniaux.
Pourtant, à sa lecture, il semble que ce premier essai a longtemps macéré dans l’esprit de Marie-Hélène Voyer, qui nous fait faire des allers-retours entre ses souvenirs d’enfance et ses réflexions sur les édifices qui meublent – ou qui devraient meubler – notre mémoire collective. Elle déplore le déficit collectif de récits qui nous appartiennent
.
« On a oublié de se raconter nous-mêmes le monde d’où on vient, le monde qui nous a précédés. »
Elle convoque ainsi le travail de plusieurs écrivains et de cinéastes (Jacques Ferron, Pierre Perreault et Pierre Falardeau…), qui ont essayé de nous raconter à nous-mêmes qui on a pu être, qui on a voulu être, et essayé de voir ce qu’on veut devenir ensemble
.
En faisant l’inventaire des projets immobiliers dans la province, Mme Voyer a été marquée par le fait que ces promoteurs qui rasent des lieux
nous inventent des récits fabriqués de toutes pièces, souvent des récits construits avec des images empruntées
.
Ces histoires de démolition suivent, selon elle, le même scénario sacrificiel
: des propriétaires ou des promoteurs laissent volontairement dépérir des bâtiments patrimoniaux en les livrant quelques années aux éléments, idéalement sans chauffage et sans surveillance. Puis, on les déclare dangereux pour cause de vermine, de squatteurs ou d’amiante. Enfin, on les rase et on les remplace par un projet domiciliaire générique, rentable. Puisqu’on veut du prestige abordable, on nomme le projet résidentiel « Domaine Quelque-Chose » afin de lui insuffler une grandeur qu’il n’a pas
, peut-on lire dans L’Habitude des ruines.
Marie-Hélène Voyer évoque aussi, dans son essai, l’ancienne école d’agriculture de Rimouski, à propos de laquelle on a appris, il y a quelques semaines, qu’elle était vouée à la démolition, bien qu’aucun projet concret n’ait encore été soumis par les propriétaires. C’est l’empire du rentable : c’est un beau terrain en plein centre-ville, ils trouveront certainement à rentabiliser, à optimiser ce qu’ils possèdent. C’est ça quand, tout doucement, on confie notre patrimoine à des intérêts privés
, commente-t-elle.
Pour l’écrivaine, les lieux qu’on habite sont réduits, le plus souvent, à leur fonctionnalité très très muette
.
« J’ai le sentiment, clairement, que je-sais-pas-quand dans notre histoire, on s’est laissés convaincre que la beauté, c’était un caprice. »
Dès qu’il y a des coûts associés à des valeurs supérieures, je vais appeler ça comme ça, donc des coûts de réfection, pour conserver la mémoire d’un lieu, pour conserver son esthétisme d’origine, pour respecter un peu l’esprit d’origine du lieu, eh bien là, on n’a pas les moyens. C’est un faux discours du gros bon sens, finalement, qu’on a réussi à se faire rentrer de force dans la gorge.
Si l’essai de Marie-Hélène Voyer porte un dur regard sur notre rapport à la mémoire et à ses lieux, il s’agit surtout, pour elle, d’un livre amoureux du Québec et de sa culture
.
Pas question, toutefois, de réprimer ses inquiétudes pour l’avenir : On a renoncé à transmettre aux futures générations un sens de la continuité, et je trouve ça affolant. Qu’est-ce qu’on va léguer, quel sera le signe de notre époque? C’est des garages en tôle ondulée, à la fois pour les concessionnaires auto, à la fois pour les épiceries, les supermarchés, les galeries marchandes… ce ne sont que des bâtiments aveugles, sans fenêtre, en tôle ondulée… ou des condos.
Quant au sentiment d’impuissance que plusieurs expriment face à ces remparts frêles du système de protection du patrimoine
, Marie-Hélène Voyer estime que les citoyens ont le droit de revendiquer que les élus réfléchissent davantage sur la mémoire régionale des lieux
et ce qui mérite d’exister encore
, même si, convient-elle, on ne peut tout conserver
, tout muséifier
.
« Je sais qu’au Québec, ce n’est pas à la mode de se fâcher, mais je pense que parfois, il existe une saine colère, et on est rendus là. »
Tout le Québec est passé au feu, la plupart de nos grandes et moyennes villes ont eu des incendies majeurs, donc il reste peu à protéger, et je ne peux pas croire qu’on comprend pas que c’est justement d’autant plus précieux. Donc je ne peux pas croire non plus que l’unique horizon collectif de ce qu’il nous semble important, c’est de faire plus de parkings
, ajoute-t-elle.
Si Marie-Hélène Voyer assure que L’Habitude des ruines n’aura pas de tome 2, elle indique que des cinéastes songent à poursuivre sa réflexion, sous forme de documentaire.
Pour ce qui est des lauréats du prix du Gouverneur général, ils seront connus le 16 novembre.
Laurence Gallant, ICI Bas-Saint-Laurent, 5 novembre 2022.
Lisez l’original ici.