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25 octobre 2022

Un appel au calme intitulé Panique à l’université

Un professeur de l’Université du Québec à Montréal démonte dans un essai la thèse voulant que l’université soit désormais à la merci des wokes.

 

Ne pouvant prétendre au titre de « chef des wokes » puisqu’il se décrit lui-même comme « homme blanc hétérosexuel », Francis Dupuis-Déri, professeur au Département de science politique de l’Université du Québec à Montréal, s’est plutôt tourné vers la recherche pour comprendre ce qui se cache derrière la crainte que suscite actuellement l’éveil des consciences. S’appuyant sur ses travaux qui l’ont mené à comparer les situations en France, aux États-Unis, au Québec et au Canada, M. Dupuis-Déri signe Panique à l’université – Rectitude politique, wokes et autres menaces imaginaires publié chez Lux Éditeur.

De passage à l’Université d’Ottawa cet automne pour le lancement de cet ouvrage, l’auteur a accepté de répondre à quelques-unes de nos questions.

Affaires universitaires : Vous mentionnez dans votre livre craindre que celui-ci « contribue à la cacophonie ambiante », qu’est-ce qui vous a malgré tout poussé à l’écrire?

Francis Dupuis-Déri : Je suis rentré à l’Université de Montréal en 1985 en science politique, c’était la guerre froide. C’est en 1990-1991 que, pour la première fois, j’ai commencé à entendre parler de political correctness et de cette idée que les féministes et les antiracistes sur les campus empêchaient de lire les livres des dead white males. À ce moment-là, je ne comprenais pas du tout ce que ça voulait dire parce que ça ne correspondait pas du tout à mon expérience. Puis après ça, j’ai commencé un doctorat à l’Université de la Colombie-Britannique en 1994. Ça ne correspondait toujours pas à mon expérience. On me faisait lire Platon, Montaigne, Aristote, Hobbes ou Locke. Les dead white males étaient bien vivants. Donc, j’ai commencé à lire sur ce sujet-là. Déjà dans les années 1990, je trouvais que c’était un discours fallacieux, mensonger. C’était une manipulation. Et puis là, depuis deux ou trois ans, c’est tellement revenu en force avec des nouvelles notions comme woke, mais dans le fond, c’est exactement les mêmes débats.

Est-ce que [mon livre] participe à la légitimité du problème. Maintenant, j’ai une réponse. Il y a des étudiant.e.s qui viennent me voir, puis me disent : « Votre livre, ça nous aide parce que nous, on manque d’arguments. » Des étudiant.e.s en études féministes ou qui travaillent sur le racisme me disent : « On est tellement épuisé.e.s de toujours devoir argumenter avec nos proches sur nos sujets. » Mon livre leur donne des arguments.

AU : Si vous aviez à déterminer à qui s’adresse votre livre, quel est selon vous son « public naturel »?

M. Dupuis-Déri : C’est un livre sur l’université. Donc a priori, ça s’adresse plus aux universitaires. Ces débats-là, ils sont au sujet de l’université, mais je pense que l’université est instrumentalisée et qu’en fait ces débats sont lancés par des polémistes, pas nécessairement pour gérer ce qui se passe à l’université, mais pour utiliser l’université comme un épouvantail, pour faire débat dans le champ politique en général. C’est simplement pour gagner des points politiques.

AU : Vous établissez dans votre livre que le terme « woke » est devenu un mot piégé, quel est votre définition de ce mot ou du wokisme?

M. Dupuis-Déri : Je dis que c’est un mot piégé, parce qu’en français, il a vraiment été importé par des adversaires. On n’a même pas besoin de mots en anglais, parce qu’en français, on a les mêmes expressions, c’est le même sens. Être éveillé, la conscience éveillée ou l’éveil des consciences, ce sont des expressions françaises. Mon livre porte sur la France, les États-Unis, [le Québec et le Canada]. Les Français reprennent toutes ces expressions [gender studies, social justice warrior, etc.] en anglais parce que ça donne l’impression que ça vient d’ailleurs et que c’est une menace qui vient de l’extérieur.

AU : On parle de mot piégé, de répétitions, de chroniques qui s’enchaînent sur les mêmes thèmes, à votre avis, quel est le rôle des médias dans cette tempête parfaite?

M. Dupuis-Déri : Ils jouent un rôle très important. Dans les polémiques dont on parle depuis les années 1980, il y a des médias très précis qui produisent cette polémique-là. Ce n’est pas quelque chose de nouveau. Il y a toujours eu en Occident des propriétaires très riches de journaux qui utilisent leurs journaux à des fins idéologiques. Les débats des dernières années sont très fortement alimentés par des consortiums de médias qui sont la propriété des plus grandes fortunes des différents pays.

J’ai participé à la codirection du numéro de la revue Possibles sur les wokes et un des articles écrits par Raphaël Canet est un article où il y a compté les occurrences du mot woke dans la presse au Québec en français et donc évidemment avant 2019, je pense qu’il n’y en avait pas. Et quand ça commence, 70 % des occurrences, c’est le Journal de Montréal [et Journal de Québec]. Et dans le Journal Montréal, c’est cinq personnes. Elles ont presque à elles seules la moitié des occurrences du mot woke au Québec français. C’est une influence énorme. En fait, s’il n’y avait pas le Journal de Montréal, je pense qu’on ne parlerait presque pas de ce concept-là.

AU : Qu’est-ce qui fait qu’on a atteint ce seuil critique?

M. Dupuis-Déri : Je ne peux pas vous donner une explication ultra précise. Mais dans les médias, il y a la notion de newsworthy, quelque chose qui vend, qui attire. Je pense que ça fait partie, d’une sorte de backlash. Ça fait 10 ans qu’il y a eu MeToo1, MeToo2 et dit son nom. C’est énorme, ce mouvement-là. Et du côté de l’antiracisme, il y a Black Lives Matter 1, Black Lives Matter 2. Puis après ça, du côté des Autochtones, il y a eu les blocages du chemin de fer, il y a eu [les manifestations en solidarité avec la Première Nation] Wet’suwet’en. Il y a beaucoup de choses qui se passent depuis 10 ans au niveau des mouvements sociaux. Puis il y a le mouvement de la jeunesse pour le climat qui est aussi critiqué par ces mêmes polémistes. La sociologie des mouvements sociaux entre autres démontre que quand il y a de grandes mobilisations progressistes, bien il y a des backlash.

AU : Sachant que l’Université d’Ottawa a été le théâtre d’une controverse dont on parle encore aujourd’hui, à quoi vous vous attendez pour l’événement de ce soir?

M. Dupuis-Déri : J’ai dit au professeur qui m’a invité, Jean-Pierre Couture, que s’il y a des discussions sur cet événement particulier, je vais laisser les gens parler parce que ce sont les gens de la communauté qui ont vécu ce qui s’est passé. Je trouve que ce qui est arrivé à Ottawa, c’est un exemple parfait auquel on peut appliquer la grille d’analyse [de la thèse sociologique de la panique morale] de Stanley Cohen.

AU : On dit que ce sera la mort de l’université telle qu’on la connaît. Êtes-vous particulièrement inquiet pour l’avenir de l’institution qu’elle représente?

M. Dupuis-Déri : Non, l’université est indestructible. Ça fait 800 ans [qu’elle existe]. Il n’y a pas d’institution publique aussi vieille que l’université à part l’Église catholique.

AU : Si on n’avait à ne retenir qu’une chose de votre livre, que souhaiteriez-vous que ce soit?

M. Dupuis-Déri : Ce qui devrait être retenu, c’est qu’il y a une sorte de manœuvre, de manipulation de l’opinion publique. Mais en fait, puisque ce sont les études universitaires sur le genre et sur le racisme qui sont sous attaque, selon moi, ce sont les principaux et les meilleurs développements des connaissances qu’il y a eu dans les 30 ou 40 dernières années en sciences humaines et sociales. En termes de développement, d’innovation et de nouveauté, c’est ce qu’il a eu de plus important et c’est très positif.

J’espère que les gens retiennent aussi que ce qui se passe ici n’est pas unique et ne s’explique pas juste par ce qui se passe ici. J’ai fait le travail de faire la comparaison et les liens entre les États-Unis, la France, le Québec et le Canada pour le démontrer.

Pascale Castonguay, Affaires universitaires, 25 octobre 2022.

Lisez l’original ici.

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