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4 septembre 2022

L’université, les wokes et les menaces imaginaires

Dans son nouvel essai Panique à l’université, Francis Dupuis-Déri relativise les turbulences récentes qui ont secoué les campus.

Contrairement à l’image qu’on en a parfois, l’université est un lieu plutôt calme et routinier. Il est même souvent ennuyeux, admet le professeur Francis Dupuis-Déri.

« Parfois, il manque de café ou il y a un problème avec Zoom », lance-t-il à la blague, en entrevue avec La Presse.

Des États-Unis au Québec, les scandales se multiplient et se ressemblent : une conférence fait l’objet d’un boycottage, une professeure est suspendue après avoir prononcé un mot honni en classe.

Chaque fois, l’évènement rallume le débat sur la liberté universitaire, qui est aussitôt récupéré par les polémistes et une presse de droite, argue l’essai paru le 25 août.

Cette vague, ce déferlement de textes et d’interventions paniquées au sujet de l’université, ne correspond pas du tout à l’université.

– Francis Dupuis-Déri, professeur de science politique à l’Université du Québec à Montréal depuis 2006

En réalité, ces controverses — qui peuvent être « significatives en elles-mêmes » — sont plutôt marginales, défend le spécialiste des mouvements sociaux.

Pour le démontrer, l’essayiste revisite des siècles de tensions entre forces progressistes et conservatrices sur les campus, resitue la place réelle des programmes d’études sur le genre et le racisme (infime au Québec) et épluche les lectures obligatoires dans les cours de sciences sociales (Platon, Aristote et Rousseau y sont toujours).

« Il faut aller voir, empiriquement, ce qui se passe sur les campus. Ce que je reproche à mes adversaires, c’est qu’ils sont paresseux. Ils travaillent à partir d’anecdotes », déplore le professeur.

Panique morale

Au cœur de son argumentaire, Francis Dupuis-Déri s’inspire du sociologue Stanley Cohen et de son concept de « panique morale ».

« Les “paniques morales” carburent à l’exagération, à l’hyperbole et à l’outrance pour mieux fabriquer une menace diabolique », écrit le professeur.

Pour fomenter la peur, il faut un épouvantail.

Pendant l’année 2021, M. Dupuis-Déri a recensé la parution d’une douzaine de livres qui critiquent les progressistes avec le mot woke dans le titre ou le sous-titre.

Au Québec, il a dénombré plus de 100 textes d’opinion sur le feuilleton Lieutenant-Duval. Un groupe de 34 professeurs de l’Université d’Ottawa, plongés dans la tourmente après s’être portés à la défense de la chargée de cours, ont aussi raconté la crise vue de l’intérieur dans un ouvrage collectif, Libertés malmenées.

La controverse s’est rendue jusqu’à l’Assemblée nationale du Québec, qui a adopté, deux ans plus tard, un projet de loi pour protéger la liberté universitaire.

Pour Francis Dupuis-Déri, cela ne fait aucun doute : « Cette amplification médiatique correspond exactement à la fabrication d’une panique morale », écrit-il.

Aux États-Unis, par exemple, on parle d’une poignée d’évènements par année… sur 1,5 million de professeurs et plus de 20 millions d’étudiants.

Pendant ce temps, les actions des forces conservatrices, chrétiennes ou même néonazies actives sur les campus, et dont l’essai rapporte plusieurs exemples, passent souvent sous silence.

Ces polémistes qui montent au front contre le totalitarisme woke à l’université espèrent « faire bouger les lignes politiques », argue le professeur.

« Ils veulent mobiliser ou crisper l’opinion générale contre le mouvement féministe et antiraciste. C’est le combat qu’ils mènent », critique-t-il.

Des périodes de turbulences

« Je n’ai pas la naïveté de croire que l’université est une tour d’ivoire », écrit Francis Dupuis-Déri dans l’introduction de son essai.

De tout temps, les campus ont été traversés par des rapports de force et des périodes de tensions, rappelle-t-il.

Les premières universités italiennes, vers le XIIe siècle, étaient de « véritables républiques étudiantes » : les étudiants pouvaient carrément suspendre le salaire d’un professeur ! Dans les années 1950, les communistes étaient traqués sur les campus (durant cette période, 600 professeurs soupçonnés d’être communistes ont été licenciés aux États-Unis). Et 30 ans plus tard, le philosophe américain Allan Bloom parlait d’une « crise de l’université », dont les féministes et les Afro-Américains étaient les principaux responsables.

En 1997, Francis Dupuis-Déri signait une lettre dans Le Devoir qui s’attaquait « au mythe de la tyrannie du political correctness (ou rectitude politique) » !

Récemment, les campus traversent une nouvelle période de turbulences. Mais l’université est « une institution extrêmement stable et solide », souligne le professeur.

« L’université a en vu, du chahut et des appels au boycottage, et huit cents ans plus tard, elle existe encore. »

Léa Carrier, La Presse, 4 septembre 2022.

Photo: Marco Campanozzi, La Presse

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