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22 août 2022

Cancel culture, woke, rectitude politique et autres chimères

Les universités sont-elles réellement contrôlées par les féministes et les antiracistes qui menaceraient l’ensemble de la société au nom de la « rectitude politique » ? Dans son nouvel essai, Panique à l’université, Francis Dupuis-Déri (L’anarchie expliquée à mon père, Nous n’irons plus aux urnes) démonte ces idées véhiculées par une certaine presse de droite, de plus en plus présente dans nos médias.

« Je suis un homme blanc, hétérosexuel de plus de 50 ans », lance-t-il en entrevue. « Je devrais être le premier inquiet du portrait que certains font de l’université. Mais je suis au contraire fâché, car je considère que ce portrait est faux, déformé et qu’il s’agit d’une manipulation intellectuelle. »

Dans son livre, le professeur de science politique déconstruit, chapitre après chapitre, les tenants de la doxa réactionnaire et conservatrice — chroniqueurs, polémistes, éditorialistes, ici comme ailleurs — en ce qui concerne la vie étudiante dans les campus, cette horde de jeunes « agitateurs » qui n’aurait à la bouche que les mots cancel culture.

Dupuis-Déri rappelle que la diabolisation des progressistes sur les campus ne date pas d’hier et qu’elle s’apparente au processus de panique moral déjà théorisé par Stanley Cohen. L’ouvrage revient sur les recherches de ce sociologue qui a décrit le phénomène de diabolisation de jeunes considérés comme déviants et perçus comme une menace pour la société.

« Ces polémistes utilisent depuis plus d’une trentaine d’années ce que j’appelle des mots épouvantail afin de créer et entretenir un effet de panique, d’où le titre du livre », explique-t-il.

L’essayiste québécois de 56 ans, qui enseigne à l’UQAM, raconte qu’il s’est très tôt intéressé à cette « invention » de ce sentiment de menace qu’il attribue aux réactionnaires de droite et autres tenants de la pensée conservatrice. Il remarque d’ailleurs une poussée très forte, que ça soit aux Québec, mais aussi en France et aux États-Unis, de ce type de discours qui instrumentalise l’université.

Sur les campus américains

L’ouvrage revient aussi sur ces mots inconnus il y a quelques années (woke, wokisme, cancel culture, etc.), mais omniprésents dans la sphère médiatique actuelle. Selon lui, ce n’est pas un hasard si les termes ont gardé leur forme anglaise, car on entretient l’idée que les universités américaines « sont dirigées par des gauchistes », note-t-il.

« Le réseau universitaire aux États-Unis est énorme, avec environ 5000 établissements fréquentés par plus de 20 millions d’étudiants. Penser que les féministes et les antiracistes dominent toutes ces institutions, c’est ridicule », lance-t-il.

Dupuis-Déri rappelle d’ailleurs qu’il existe chez nos voisins du Sud une multitude d’institutions universitaires confessionnelles. « Il y a aux États-Unis plus de 200 universités religieuses, dont 70 qui sont gérées par l’Église adventiste du septième jour, qui enseigne la théorie créationniste du début de l’univers ! »

Bien entendu, poursuit l’auteur, les universités américaines se penchent sur toutes sortes de sujets et produisent des études sur le genre, le féminisme et sur le racisme, mais il ne s’agit pas d’un thème omniprésent au sein des établissements.

« Mais c’est très marginal, ça concerne 5 à 10 % des universités américaines. Et puis, ces études produisent des recherches de qualité en ouvrant de nouvelles pistes de réflexion aux sciences humaines et à la société en général. »

Pour le professeur, il existe des forces beaucoup plus influentes sur les campus américains. Il regrette par exemple que les médias ne parlent pratiquement jamais des mouvements réactionnaires et conservateurs qui manoeuvrent contre des professeurs progressistes.

« Une enseignante transgenre a été mise à pied à cause de son identité de genre, un autre a été renvoyé après avoir appuyé un groupe antifasciste. Il y a eu aussi cette théologienne dont la conférence a été annulée parce qu’elle enseignait la thèse que Jésus était queer. Des cas récents qui ne font jamais la une des journaux. »

Université, lieu de confrontation

Dans son livre, Dupuis-Déri brosse un portrait des mouvements contestataires et des luttes sociales dans les universités à travers le temps. « L’idée d’un campus calme et paisible est une illusion », lâche-t-il.

À ce titre, l’essai remet en quelque sorte les pendules à l’heure en brossant l’histoire des premières institutions académiques en Europe. Par exemple, on y apprend que dès le XIIe siècle, des grèves étudiantes éclataient au sein des universités chrétiennes. En Italie, à l’époque médiévale, les étudiants pouvaient même suspendre leurs professeurs !

« Les autorités politiques et religieuses ont ensuite créé les chaires universitaires pour justement soustraire les enseignants à ce contrôle étudiant. »

Dans les années 1980-1990, l’auteur relate qu’on accusait les féministes et les antiracistes « de rectitude politique » et de vouloir censurer les livres classiques, notamment des grands philosophes.

« En fait, depuis le cégep, au bac et à la maîtrise, j’ai dû lire et relire tous ces auteurs. Même aujourd’hui, en 2022, en science politique à l’UQAM, pourtant considérée par ces polémistes comme un “bastion de radicaux”, les lectures obligatoires demeurent Platon, Aristote, Machiavel, Hobbes, Rousseau et Marx », affirme l’auteur.

Ces idées véhiculées à travers le temps d’un système totalitaire et de censure sont « grotesques » et sont en décalage avec la réalité du corps enseignant, ici comme ailleurs. « Les professeurs universitaires sont régis par des conventions collectives et jouissent d’une protection en matière de liberté d’expression qui n’a pas d’équivalent dans le secteur privé ni ailleurs dans le secteur public. On est loin de la censure. »

Qu’on parle des wokes au Québec ou des islamo-gauchistes en France, la situation demeure la même, insiste Dupuis-Déri. Si le discours de ces polémistes vise toujours les féministes et les antiracistes, c’est parce qu’ils remettent en question l’ordre établi. « Les qualificatifs utilisés, c’est une réaction aux mouvements populaires de type #MoiAussi et Black Lives Matters. Ces mouvements ont aujourd’hui des impacts concrets sur la société et mettent à mal les privilèges du mâle blanc », conclut l’auteur.

Ismaël Houdassine, Le Devoir, 22 août 2022.

Photo: Valérian Mazataud / Le Devoir 

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