Je (ne) me souviens (pas)
Marie-Hélène Voyer s’emploie à « redire la nécessité de préserver notre patrimoine bâti et notre patrimoine paysager, ces balises de notre mémoire extérieure qui irriguent notre mémoire intérieure », comme l’indique la quatrième de couverture.
Nous étions plusieurs à attendre la parution du nouvel essai de Marie-Hélène Voyer, dont le titre évoque une réalité si patente qu’il donne spontanément envie de hocher la tête en signe d’acquiescement. « L’habitude des ruines » ainsi que « le sacre de l’oubli et de la laideur au Québec » sont, hélas, devenus des truismes sur lesquels tout le monde s’accorde désormais.
Si l’objet du livre se précise au fil de la lecture, les premières pages sont louvoyantes. Dans une longue énumération qui semble avant tout destinée à anticiper les éventuelles critiques, l’essayiste décrit ce que son ouvrage ne sera pas :
Cet essai n’est pas un exercice de nostalgie. On n’y trouvera pas de plaidoyer pour une glorification du passé, pour une pétrification de notre patrimoine bâti, pour une calcification de nos paysages ou encore pour une muséification de nos villes.
Bien qu’elle affirme le contraire, l’écrivaine valse souvent avec la nostalgie, au point où l’ouverture apparaît comme une prétérition. Fallait-il craindre d’adopter une telle posture par rapport au passé ? C’est ce qu’on se demande en traversant ces pages superbes où Voyer réfléchit au façadisme, à l’héritage et à la beauté à partir d’un épisode marquant : la ferme natale disparue dans un brasier. Revisitant ses souvenirs, l’autrice adopte une prose lyrique, truffée d’adjectifs, inflationniste, comme dans ce passage sur le rapport aux rivières, qui m’a rappelé Marie Uguay :
Il faut parler des rivières comme on parle des lieux et des êtres qu’on a aimés, sans les idéaliser, sans les effacer. Il faut entendre les voix figées sur les rubans nommer ces fosses, ces remous sauvages et indomptables qui habitaient nos villes et qui s’y cachent encore, désormais enfouis.
Ce lyrisme surgit de manière ostentatoire, notamment lorsqu’il contraste avec la tonalité comique de certains extraits, qui ne cachent pas leur dimension critique. À l’instar d’un Jacques Ferron, qu’elle cite d’ailleurs à plusieurs reprises, Voyer devient parfois ironique :
Dans son livre Retrouver Montréal paru en 2021, le candidat à la mairie Denis Coderre, plus habitué à l’apesanteur qu’à la profondeur, propose d’étirer la ville en hauteur et de permettre des constructions plus élevées que le mont Royal. Peut-être croit-il ainsi pouvoir décrocher à nouveau du ciel son étoile de shérif.
Traversée culturelle
On apprécie ces moments où l’essayiste emprunte une méthode sémiologique, en partant d’objets culturels, pour décortiquer notre rapport au patrimoine. Un chapitre porte par exemple sur les croix de chemin ; un autre sur les néomanoirs ; un passage analyse notre obsession pour les émissions de rénovation ; un extrait encore met en balance notre indifférence à l’égard du patrimoine québécois et notre affection pour les monuments français :
[C]ette procession de larmes et cette vague d’émotions [pour la cathédrale Notre-Dame] jurent avec l’indifférence silencieuse dans laquelle on laisse pourtant disparaître nos propres cathédrales et nos propres églises sous le pic des démolisseurs.
La pléthore de citations, de récits et de faits rapportés – qui émanent de Pierre Nepveu, d’Anne Hébert et de Jean-François Nadeau, en passant par Suzanne Guy et Benoit Jutras – témoigne d’un grand travail de recherche et de composition. On sent, à travers cette fresque composite, que Voyer a du souffle ; de fait, on se désole que plusieurs chapitres se referment rapidement, et que l’autrice ne se soit pas autorisée à laisser sa prose prendre toute l’amplitude analytique dont elle semble capable.
Qui parle de la laideur ?
En lisant Serge Bouchard sur la « laideur » de nos villes, j’ai repensé aux promenades avec ma grand-mère dans le village de L’Islet-sur-Mer, durant lesquelles elle s’amuse souvent à comparer les maisons, dédaignant absolument notre vieille construction canadienne-française qui date du début du xixe siècle. Elle l’évalue nettement en deçà du plain-pied construit récemment à côté de notre demeure. J’ai toujours trouvé qu’il y avait, dans la distinction de nos regards, une grande leçon sur la beauté. L’habitude des ruines en vient lui aussi à poser la question du relativisme : qu’est-ce qu’on oublie ? Qui distingue le beau du laid ? Quels groupes définissent la valeur patrimoniale des objets ?
Nous oublions trop souvent que notre rapport au patrimoine est façonné par nos expériences, nos origines, et qu’il diffère ainsi d’une classe à l’autre, d’une génération à l’autre, d’une communauté culturelle à l’autre. Cet essai a la qualité de faire ressortir plusieurs questions esthétiques et sociales.
Sarah-Louise Pelletier-Morin, Lettres québécoises, no 184, printemps 2022.