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30 décembre 2021

Employeuses blanches et traite des Antillaises

Françoise Ega fait le récit du racisme et de l’exploitation par les maîtresses de maison dans les années 60. Une «malédiction» qu’elle a elle-même expérimentée.

Françoise Ega, son mari et leurs enfants, à Marseille vers 1955.

Avez-vous déjà entendu parler de la «traite négrière contemporaine»? L’esclavage de jeunes Antillaises dans la France d’après-guerre, «qui se poursuit à l’ombre d’un discours glorifiant l’universalisme républicain»? L’ouvrage de Françoise Ega, publié pour la première fois en 1978 chez l’Harmattan deux ans après sa mort, est un des seuls récits qui raconte cette «exploitation crasse» de l’intérieur. Née en Martinique, installée à Marseille après avoir participé à la libération de la France, l’autrice est spectatrice de ce que vivent ses «sœurs» comme elle les appelle, «employées de maison et cibles anonymes des pires humiliations racistes et sexistes». Elle en sera même témoin direct entre 1962 et 1964, puisqu’elle se fait employer comme «bonne à tout faire». Une expérience pendant laquelle elle tient un journal qui deviendra Lettres à une Noire, réédité aujourd’hui avec une préface de la philosophe Elsa Dorlin.

«Cobayes»

Les années 60 sont celles de l’intégration des territoires d’outre-mer à la «Nation». Un principe qui, au nom de la lutte contre la pauvreté et la surpopulation, masque une ségrégation raciale orchestrée par l’État. Des centaines de Guyano-Antillais sont attirés en métropole, permettant de «constituer une réserve de main-d’œuvre rentable et corvéable, repeupler certains départements ruraux désertifiés en France et, surtout, éradiquer les mouvements contestataires, notamment aux Antilles.» Un déplacement de masse et «une division raciale et sexuelle du travail»: les hommes sont envoyés à l’armée, sur les chantiers navals, les usines, les mines; les femmes sont recrutées comme ouvrières et surtout «placées» comme bonnes dans les familles bourgeoises des grandes villes.

Le récit de Françoise Ega offre un témoignage ahurissant de ce que ces femmes ont vécu au contact de leurs employeuses blanches. En deux ans, elle connaît plusieurs maisons bourgeoises, un hôtel de passe, le stand d’un vendeur d’épices dans une foire et une boucherie. De ces expériences, elle livre une réflexion sur la domination dans un «espace soumis à une loi d’exception»: celle de la maîtresse en maison. Elle raconte comment une des filles «est astreinte à nettoyer les vêtements intimes de sa dame, sous peine de sanctions», une autre qui doit manger debout ou bien qui n’est pas payée au prétexte qu’elle doit d’abord rembourser son voyage. L’autrice expérimente elle-même les pires horreurs: la dame qui secoue un tapis poussiéreux à l’endroit qu’elle vient de lustrer, qui cache l’aspirateur ou l’escabeau, qui ferme les volets pour faire monter la température de l’appartement, celle qui recule l’aiguille de l’horloge d’une demi-heure, celle qui lui achète les produits d’entretien les plus toxiques ou encore celle qui lui fait monter et descendre les six étages pour chercher de l’eau glacée.

Plusieurs fois, Françoise Ega veut abandonner son expérimentation mais «si je reste chez moi, dit-elle, je ne pourrai jamais voir jusqu’où va la bêtise humaine». Elle trouve la force de continuer grâce à sa famille, ses amis et sa maison. Même si son marie ne comprend pas qu’elle écrive ses histoire: «Cela me chagrine quand tu pars chez des maîtres, comme nos grands-mères, comme nos arrière-grands-mères, comme si rien n’avait changé depuis si longtemps pour nous autres…» Elle est pourtant consciente qu’elle ne traverse pas la même infamie que ses consœurs qui vivent en permanence auprès de ces «lunatiques à qui elles servent de cobayes».

Enfer

Le livre est écrit sous forme de lettres à Carolina Maria de Jesus, une écrivaine brésilienne que Françoise Ega a connue en lisant un article qui lui était consacré dans Paris Match. Si elle est consciente que la Latino-Américaine ne la lira jamais, s’adresser à elle est autant un moyen de trouver le courage d’écrire que de montrer que l’esclavage contemporain est une «malédiction du capitalisme et de ses régimes racistes» partout dans le monde. Son écriture est sans concession sur la réalité et brillante dans son analyse sociale et politique. Jusqu’à être menacée d’infarctus, elle a vécu l’enfer de ces «dames françaises» pour pouvoir laisser une preuve de ce temps où les Antillaises ne pouvaient être qu’esclaves. «Je lui ai donné le plaisir de posséder une Noire jusqu’à la dernière minute, et je suis partie en riant sur le sentier qui me conduit chez moi.»

Richard Godin, Libération, 30 décembre 2021

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