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Portrait photo de Marie-Hélène Voyer.
5 décembre 2021

Marie-Hélène Voyer: préserver le patrimoine bâti d’hier, d’aujourd’hui et de demain

Marie-Hélène Voyer n’aborde pas la question du patrimoine bâti en tant qu’historienne ou urbaniste, mais bien en tant qu’écrivaine. Dans L’habitude des ruines — Le sacre de l’oubli et de la laideur au Québec, la professeure de littérature au cégep de Rimouski s’intéresse à la façon dont on interagit avec ces lieux simples et vivants qui marquent notre temps. Poète et essayiste, elle capte ici l’essence des bâtiments pour en rappeler l’importance et fait de l’écriture «un acte de résistance». Entretien avec l’autrice.

Q Thèse de doctorat, recueil de poésie et maintenant essai : tous vos ouvrages sont liés de près ou de loin à des espaces qu’on habite ou au territoire. Qu’est-ce qui vous fascine là-dedans?

R Les lieux ne sont pas seulement que le décor de notre vie. Ce sont des espaces à partir desquels se nouent nos existences, nos rencontres. Ils protègent nos espoirs, nos ambitions, nos rêves, nos projets collectifs. Ils sont le reflets de ce qu’une population espère, de ses peurs aussi.

J’ai l’impression qu’ils sont le miroir de nos sociétés. Je crois que si on porte un regard sur comment un peuple prend soin ou non de ses lieux, on en comprend davantage sur nous-mêmes.

Q Mais qu’est-ce que vous diriez à quelqu’un qui estimerait votre vision du patrimoine bâti trop «sentimentaliste»?

R Je suis d’accord, mais j’aime mieux être sentimentaliste qu’être utilitariste. J’ai l’impression qu’on se bat très fort contre une lourde machine pour qui la beauté et l’histoire sont des caprices qu’on n’a pas les moyens de se payer collectivement.

Le plus récent exemple, à Québec, c’est cette somptueuse serre indo-australienne qui a coûté 14 millions $ et dont on s’est servi de 2002 à 2006. Et là, on efface et on recommence.

On a une espèce d’incapacité à maintenir dans le temps et dans la durée des lieux signifiants qui pourraient nous permettre de mieux vivre ensemble. Une serre, ça pourrait devenir un lieu collectif précieux au cœur de nos hivers éternels. Mais, nous, on préfère faire des centres d’achats et des tours à condo. On grignote l’espace collectif pour laisser place aux endroits privés.

Q Donc on fait face, selon vous, à un réel manque de vision politique de la part des différents paliers gouvernementaux?

R C’est un manque de vision politique de nos gouvernements successifs. Ces enjeux ne datent pas d’hier. De tout temps, il y a eu des groupes d’artistes et des citoyens qui se sont mobilisés pour sonner l’alarme, pour dire : «Eille! Ça suffit. Qu’est-ce qu’on va léguer à nos enfants? Un espèce de présent vide, mou, désancré du passé?»

Comment faire comprendre à nos jeunes leurs origines, les résistances et le courage de leurs ancêtres? Ce n’est quand même pas rien réussir à établir une communauté dans un territoire aussi aride, glacial et hostile que l’Amérique du Nord. Il n’y aura bientôt plus rien de tout ça pour qu’ils comprennent d’où ils viennent ces enfants-là. Il va y avoir des concessionnaires automobiles, des chaînes de restaurations rapides et des centres commerciaux construits en série, de façon identique.

[Mme Voyer fait ici référence à son essai. Elle y cite une entrevue de 2019, réalisée à l’émission Le 15-18 à Radio-Canada, où l’ingénieur civile Yves Lacoursière souligne que le Québec a perdu près de 40% de son patrimoine bâti depuis 1970.]

Q Jusqu’à quel point ces enjeux peuvent avoir un poids politique?

R Je pense que ça doit venir des citoyens.

S’il y a des mobilisations publiques, si on dit à nos élus : «Ceci a de la valeur à nos yeux. Nous vous confions le mandat de protéger notre patrimoine», ils n’auront pas le choix un moment donné d’écouter les gens s’ils veulent être réélus.

On sent cette colère citoyenne sur le terrain, dans les groupes de pression, dans les chaires de recherche en urbanisme et sur le patrimoine. Il faut faire front commun. Toutes les générations doivent dire à leurs élus qu’il est de leur responsabilité de protéger notre mémoire, de préserver ces lieux où, collectivement, on peut mieux comprendre qui on est, d’où on vient et où est-ce qu’on s’en va.

Q On lie souvent le patrimoine bâti au passé, à un devoir de mémoire. Pourquoi souhaitiez-vous que L’habitude des ruines se penche également sur des phénomènes récents tels que les tours à condo, les parcs automobiles ou les «flips» de maisons?

R Je n’ai pas voulu faire un essai nostalgique. Je me demande par quoi on substitue tout ce qu’on efface.

À ce moment-là, c’est intéressant de regarder la rhétorique utilisée par les promoteurs qui nous vendent du rêve : comment on nomme les projets immobiliers? C’est toujours des noms grandiloquents qui évoquent le luxe, par exemple.

J’ai voulu faire un inventaire: qu’est-ce qu’on jette et par quoi on le remplace. […]

Je questionne également nos nostalgies sélectives. Le vintage est à la mode comme jamais. Tout le monde aide décorer avec des meubles rétro. Il y a les séries télévisées, les vêtements, etc. Je reviens aussi sur Notre-Dame-de-Paris. Tout le monde était choqué alors que chaque mois, ici, on a des bâtiments religieux qui sont démolis ou qui subissent des débuts d’incendies et personne ne s’en offusque.

Encore une fois, le patrimoine ça va, mais quand il est ailleurs. On le trouve honteux? Il n’est pas assez «instagrammable»? On a un rapport particulier avec notre mémoire.

Q En quoi écrire est, pour vous, un geste de résistance face aux 4000 démolitions annuelles au Québec?

R Les lieux sont traversés de souvenirs, d’histoires. Quelqu’un qui passe devant une taverne abandonnée, par exemple, a pu y vivre les moments les plus extraordinaires et décisifs de sa vie. Une taverne, c’est combien de récits d’ouvriers fatigués, de chagrins, de ruptures? C’est par la littérature qu’on peut assurer une mémoire symbolique de ces endroits.

La littérature, c’est mon outil de combat. Les mots sont mes armes. Ce que je peux faire pour ces lieux disparus, c’est au moins que mes livres en deviennent la boîte noire. […]

Q Tout au long de l’ouvrage, vous appuyez vos propos sur ceux de Jacques Ferron, Pierre Perreault, Fernand Dumont et autres. Des gens qui avaient une vision claire du Québec et qui étaient fiers d’être Québécois. Est-ce donc dire qu’avant de reconstruire des bâtiments, il faudrait aussi qu’on se reconstruise une certaine estime en tant que société?

R Tout à fait. Je trouve qu’on a l’orgueil mal placé. En fait, on le place dans des considérations tellement superficielles, dans des images creuses et vides qui sont souvent rapatriées des États-Unis. On a un problème de fierté collective.

Je crois que l’histoire québécoise est une histoire de résistances, qu’elles soient politique, territoriale, climatique ou langagière. Et on devrait en être fier.

Nous sommes malheureusement un peuple qui aime se bercer d’images empruntées. […] C’est dommage. C’est l’air du vide.

L’habitude des ruines est offert en librairie.

Léa Harvey, Le Soleil, 5 décembre 2021

Photo: Michel Dompierre

Lisez l’original ici.

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