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16 novembre 2021

«On valorise le recyclage partout, sauf pour le patrimoine»

Des parcelles du patrimoine québécois sont démolies sans grande considération, parfois pour reconstruire de pâles imitations. Une démonstration de notre malaise collectif à l’égard de notre passé, soutient Marie-Hélène Voyer dans son essai L’habitude des ruines.

 

Églises, écoles, maisons… de nombreux bâtiments patrimoniaux sont tombés sous le pic des démolisseurs ces dernières années, souvent au profit de promoteurs immobiliers. À un tel rythme qu’il est urgent de se demander quelles traces du patrimoine bâti les Québécois pourront léguer à leurs enfants, s’inquiète Marie-Hélène Voyer, professeure de littérature au cégep de Rimouski. Aussi poétesse, elle a réfléchi à la question dans son essai L’habitude des ruines (Lux), une « radiographie de notre passivité collective par rapport à cette disparition de notre histoire, de notre mémoire collective ». 

Pourquoi démolit-on autant de bâtiments patrimoniaux au Québec ? Quels sont les remparts qui cèdent ?

Le problème, c’est l’absence de remparts. On assiste à une sorte de démission collective de nos dirigeants, qui se soustraient à leur responsabilité de protéger le patrimoine bâti. Les villes manquent parfois de moyens, de formation, de ressources pour s’en occuper. 

Il y a du laisser-aller, ce qui n’est pas nouveau au Québec. Déjà en 1972, un manifeste pour la sauvegarde des biens culturels a été publié dans Le Devoir. Une centaine d’artistes et d’intellectuels y dénonçaient la négligence des autorités envers notre patrimoine historique. On se rend compte que 50 ans plus tard, rien n’a changé. 

Vous mentionnez le cas de l’ex-école des Frères du Sacré-Cœur, l’un des plus anciens bâtiments de Rimouski, qui pourrait être rasée après, dites-vous, avoir été négligée par la Ville pendant des années. En 2019, le maire de l’époque suggérait de la reconstruire en neuf, « un peu comme on retrouve une réplique de la tour Eiffel à Las Vegas ». Pourquoi certains élus envisagent-ils de telles solutions de rechange ?

Il y a un manque de sensibilisation de certains élus au patrimoine, ils sont davantage dans une logique de gestion à la petite semaine, de l’ordinaire de nos vies et de nos villes. Le patrimoine, pour eux, c’est un luxe qu’on ne peut plus se permettre. Cette volonté de démolir des bâtiments patrimoniaux n’existe pas seulement à Rimouski, ça s’est aussi manifesté à Sept-Îles et à La Malbaie, notamment. 

Selon vous, le Quartier DIX30, sur la Rive-Sud (Montréal), incarne ce désir de bâtir du faux, les maisons patrimoniales ayant été détruites pour faire place à de simili-châteaux de toutes sortes. Quel message cela envoie-t-il ?

Ça témoigne d’un curieux malaise par rapport à notre histoire et à notre passé, comme si on était insuffisants culturellement et qu’il fallait s’approprier tout plein d’influences extérieures parce que les nôtres ne sont pas acceptables. Ces maisons imitent des héritages culturels différents : un ranch californien, un château victorien, un pavillon floridien… 

En plus, elles sont souvent recouvertes de fausses vieilles pierres. Au lieu de réutiliser celles des maisons patrimoniales, qui témoignent de notre ancrage et du savoir-faire de nos ancêtres, on rase tout pour se fabriquer du neuf qui imite l’ailleurs ou l’ancien. C’est aberrant à notre époque où on valorise le recyclage partout, sauf pour le patrimoine. 

Même le Vieux-Québec imite le vieux, dites-vous. Est-il représentatif du sort que les Québécois réservent au patrimoine ? 

Le Vieux-Québec tel qu’on le connaît aujourd’hui est le résultat d’un vaste projet touristique des années 1960 à 1980 pour reproduire une ambiance française du XVIIIe siècle. À la place Royale, plusieurs bâtiments ont été détruits, puis reconstruits approximativement dans le cadre de cette restauration.

Il y a quelque chose de très superficiel, de très fossilisé dans cette représentation qu’on fait de nous-mêmes. Ce grand château hôtelier au cœur du Vieux-Québec [NDLR : le Château Frontenac, achevé en 1924] montre à quel point on a besoin de s’inventer une fausse monumentalité plutôt que d’assumer la modestie de nos origines collectives.

Avons-nous appris quelque chose de la mise en place de ce projet de revitalisation ?

Je ne crois pas qu’on ait appris quoi que ce soit. Depuis les années 1970, le Québec a perdu 40 % de son patrimoine bâti. On perd environ 4 000 bâtiments chaque année et on en défigure quelque 20 000. 

Ce qui est de plus en plus dramatique, c’est que le nombre de travailleurs de la construction spécialistes des bâtiments traditionnels a fondu comme neige au soleil. Il y a à peine 500 ouvriers capables d’exercer ces métiers traditionnels pour un parc de 350 000 bâtiments anciens. 

Il est minuit moins une pour assurer une relève. Il faut que de jeunes ouvriers puissent être apprentis de ceux qui possèdent encore ce savoir-faire. Je ne vois aucune orientation en la matière dans les programmes d’études offerts. Il y a énormément de lacunes qui seront plus compliquées à combler avec le temps.  

Y a-t-il des solutions à notre portée ?

Il faut que les citoyens québécois décident collectivement de sonner l’alarme, de dénoncer les démolitions, de s’engager à faire connaître leur mécontentement. Ça ne peut venir que d’en bas, parce que nos élus dorment au gaz pour le moment.

La maison Chevalier, à Québec, a été larguée par l’État québécois dans le dernier mois [NDLR : cet immeuble patrimonial du quartier Petit-Champlain a été vendu par le Musée de la civilisation au Groupe immobilier Tanguay]. La serre indo-australienne de l’ancien zoo de Québec [NDLR : qui abritait des plantes et des animaux d’Asie et d’Océanie de 2002 à 2006] va probablement être démolie. Ça n’arrête jamais. Il faut que les citoyens s’en mêlent et que les spécialistes, les universitaires et les artistes continuent à s’impliquer et à dénoncer les abandons.

On ne s’engage pas à écrire un essai sur la démolition du patrimoine si on ne croit plus en la possibilité de le sauvegarder. Nous devons avoir à cœur de laisser aux générations futures de la beauté et des lieux inspirants, pas juste des endroits vides de signification et d’histoire.

Camille Payant, L’Actualité, 16 novembre 2021

Photo: DedMityay/Getty Images, Lux Editeur. Montage : L’actualité

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