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25 août 2021

Décoloniser la médecine

À partir de l’exemple de la campagne «Tiens ma main», orchestrée en 2017-2018, Samir Shaheen-Hussain déploie une vaste revue des biais racistes du système de santé canadien.

Samir Shaheen-Hussain est professeur de médecine à l’Université McGill et pédiatre urgentiste. Le titre original de son ouvrage, Fighting for a Hand to Hold (McGill-Queen’s University Press, 2020), fait référence à la campagne qu’il a menée avec d’autres pour mettre fin à la politique québécoise qui interdisait aux parents d’accompagner leur enfant lors d’évaluations médicales urgentes par avion-hôpital. Cette mesure a affecté de façon disproportionnée les collectivités autochtones, en particulier celles du Nord du Québec.

«D’abord, ne pas nuire» est le premier précepte de la médecine. C’est un projet bien minimal. Or, dans ce cas d’étude, qui sert de fil rouge et de déclencheur, on voit qu’il n’a même pas été appliqué. Au contraire, la séparation d’avec tout proche, la solitude du voyage, l’isolement consécutif dans lequel se sont retrouvés ces enfants hospitalisés – qui étaient parfois très jeunes et ne parlaient souvent que leur langue autochtone – ont causé non seulement une détresse émotionnelle pouvant aller jusqu’au traumatisme psychologique, mais ont aussi privé l’équipe soignante de tout accès à l’historique (y compris médical) de l’enfant.

Un retentissement intergénérationnel

C’est un cas modeste de demandes répétées par des familles régulièrement déboutées, de surdité d’un système, et d’humiliations subies par les plus faibles (enfants malades ou blessés), dans une institution où «[c]e que le reste de la société [canadienne] considère comme des « normes » ne s’applique pas aux peuples autochtones» (postface de Katsi’tsakwas Ellen Gabriel). Shaheen-Hussain montre que c’est grâce à la pression des médias et du public – et non grâce à la bonne foi des instances sollicitées – que la campagne «Tiens ma main» a finalement obtenu gain de cause. Cette campagne permet à l’essayiste d’«explorer des vérités dérangeantes sur le traitement des enfants autochtones et de leurs familles par les gouvernements coloniaux, en soulignant le rôle génocidaire de l’establishment médical»: des expérimentations sur la malnutrition dans les pensionnats aux décennies de stérilisation et de contraception forcées, en passant par les essais de vaccins sur des bébés, les greffes de peau, ou la tuberculose endémique (en particulier au Nunavik).

Le trait commun à ces mauvais traitements est la séparation des enfants. N’est-ce pas une étrange idée que celle d’un racisme à l’égard d’enfants? Le titre de la traduction française fait aussi allusion au placement démesuré de jeunes Autochtones par les services sociaux, dénoncé depuis de nombreuses années et considéré aujourd’hui comme une continuation des écoles résidentielles.

Plus aucun enfant autochtone arraché est le livre d’un médecin, d’un activiste et d’un chercheur. L’auteur chemine dans les méandres d’un système administratif et médical demeuré largement colonial, en raison de pratiques ou de décrets jamais remis en question, de préjugés qui continuent d’entraver l’accès équitable aux soins. On découvre à quel point le domaine médical est traversé par le politique, depuis le «programme caché» des facultés de médecine et leur sélection des candidat·es jusqu’à la question du consentement aux soins chez les enfants, le tout sur fond d’un jugement tacite stipulant que certaines vies valent moins que d’autres.

Une investigation rigoureuse

La méthode de Shaheen-Hussain est admirable, en ce qu’elle joint la rigueur de l’enquête archivistique au souci aigu de comprendre au présent. Chaque pan historique est assorti d’une réflexion en profondeur sur les notions en jeu: distinction entre équité et égalité; pertinence de la justice sociale; dénonciation du «mythe de la méritocratie»; critique éclairée et nuancée des désormais très usités «DSS», les déterminants sociaux de la santé des politiques publiques censées réduire les inégalités. Par une passion inlassable pour le fait documenté, l’essayiste lutte pied à pied contre les préjugés, y compris les siens.

Les excellents accompagnements de Cindy Blackstock, en préface, et d’Ellen Gabriel, en postface, contribuent à l’intelligence aiguisée du livre par leurs rappels chiffrés et datés. Ellen Gabriel signale par exemple que «les sommes versées à chaque collectivité proviennent d’un fonds en fiducie créé au xixesiècle à partir de redevances sur les ressources prélevées sur nos territoires non cédés. Bref, les peuples autochtones ne s’approprient pas l’argent des contribuables; c’est plutôt l’inverse qui se produit». Cette convocation de voix autochtones entérine l’importance qu’accorde Shaheen-Hussain aux relations: tout au long de son travail, il a soin de reconnaître les luttes menées par d’autres avant lui et l’apport des nombreuses personnes qui ont rendu le livre possible. On apprend ainsi qu’on doit la très élégante traduction française chez Lux au soutien de l’éditrice Marie-Ève Lamy. Un ouvrage indispensable.

Maïté Snauwaert, Lettres québécoises, no 181, été 2021

 

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