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4 juin 2021

L’éjaculation féminine relève de la règle et pas de l’exception

Près de 70% des femmes déclarent éjaculer au moment de l’orgasme.

Certes, la pornographie a peu en commun avec la réalité de nos sexualités. De nos représentations culturelles en revanche, elle témoigne très bien. Que nous apprend-elle alors de notre rapport à l’éjaculation fémine? Sur toutes les plateformes pornographiques mainstream, l’éjaculation féminine est présente, mais contenue. Craindrait-on le débordement?

Les femmes qui éjaculent, dites «fontaines», n’y sont en effet pas légion et sont enfermées dans une catégorie spécifique. En dehors de cette catégorie –assez populaire par ailleurs, à en croire les statistiques– on reste au sec. Voilà qui laisse penser que l’éjaculation féminine serait un phénomène rare relevant d’une particularité anatomique ou d’une performance de spécialistes.

De l’orgasme comme s’il en pleuvait

Pourtant, près de 70% des femmes déclarent éjaculer au moment de l’orgasme. Pourquoi alors ce phénomène est-il si peu représenté –tant et si peu que certains le considèrent encore comme une légende? Pour comprendre que l’éjaculation féminine relève de la règle plutôt que de l’exception, et comment notre culture en est arrivée à l’ignorer, il faut se plonger dans l’histoire. Et c’est précisément ce que propose l’universitaire allemande Stephanie Haerdle dans le texte paru cette année Fontaines – Histoire de l’éjaculation féminine de la Chine ancienne à nos jours.

La distinction entre les femmes fontaines et les autres est aussi absurde et fausse que celle qui tend à séparer les femmes dites «clitoridiennes» à celles catégorisées comme «vaginales». On sait maintenant que toutes les femmes jouissent par le clitoris, que sa stimulation soit interne ou externe. Toutes les femmes possèdent aussi, en puissance, la capacité d’éjaculer. Quant à la rare représentation de ce phénomène, elle s’explique assez simplement: l’éjaculation féminine entre en opposition avec les normes sociales et sexuelles de nos sociétés patriarcales.

D’égale à égal

Le sexe tient une place de choix dans les cultures de la Chine et de l’Inde anciennes. De l’ère préchrétienne à l’époque médiévale, la sexualité relève de la pratique physique et spirituelle –un véritable art corporel dont les différents aspects s’apprennent et se transmettent. La femme et l’homme s’y rencontrent d’égale à égal, sans qu’aucun des deux corps ne soit supérieur à l’autre. Si les Indiennes et les Chinoises sont entièrement dépendantes des hommes sur le plan social, elles sont en revanche en droit d’exiger tous les égards en amour. Les hommes se doivent ainsi de se mettre entièrement au service du plaisir et de la satisfaction de leur partenaire. Source de vie et de puissance pour les Chinois, signe du plaisir féminin en Inde, l’éjaculat des femmes est un fluide précieux à faire jaillir dès que possible.

À l’inverse, et parce qu’elles sont plus rares et plus limitées en quantité, les hommes ont plutôt pour consigne de retenir leurs éjaculations. (On est loin de nos systématiques cumshots masculins auxquels répondent si rarement les ruissellements féminins!) Le terme chinois «jing» renvoie aussi bien à la lubrification vaginale qui accompagne l’excitation sexuelle qu’à un deuxième liquide, quantitativement bien plus important, qui coule ou jaillit de la vulve ou du méat urinaire juste avant ou pendant l’orgasme.

Si la plupart des femmes giclaient à l’époque, on peut se demander comment leur anatomie aurait bien pu perdre cette capacité.

Les textes érotiques de la Chine et de l’Inde anciennes sont ainsi remplis de conseils pratiques pour parvenir à s’abreuver du jus de ses amantes. Ils cartographient l’anatomie sexuelle des femmes avec une exceptionnelle précision. La zone de Gräfenberg –ou le fameux point G, du nom de celui qui, à la fin du XIXe siècle a cru l’avoir découvert– y est même présente.

Avec une étonnante exactitude, ces textes distinguent très nettement la lubrification vaginale qui intervient dès le début de l’excitation sexuelle («synadana» en sanscrit) et le flux jaillissant au moment de l’orgasme («retas» ou «sukra»). L’éjaculation féminine est ainsi omniprésente dans ces discours sur la sexualité. Elle est tout sauf un phénomène rare et rythme au contraire tout rapport sexuel. Or, si la plupart des femmes giclaient à l’époque, nous voilà en droit de nous demander comment leur anatomie aurait bien pu perdre cette capacité.

Les corps hiérarchisés

Les Antiquités grecques et romaines, dont nos cultures ont largement hérité, ne tiennent en revanche ni les femmes ni leurs plaisirs en haute estime. Considérée comme une version défectueuse de l’homme, la femme est alors pensée comme une créature passive et inférieure sur les plans anatomique et spirituel. Si l’éjaculation féminine reste un phénomène connu, les médecins et les philosophes s’en désintéressent –d’autant plus que se répand l’idée selon laquelle les femmes ne joueraient qu’un rôle limité dans la conception.

En quelques gouttes, l’édifice patriarcal qui régit encore nos sexualités prend l’eau et risque le naufrage.

À partir du XVIIIe siècle, le corps féminin n’est même plus considéré comme une version altérée du corps masculin mais comme un corps relégué en tant qu’«autre». Cette altérité sera prétexte à une nouvelle hiérarchisation. Alors que les organes génitaux des hommes sont externes, ceux des femmes sont internes: signe évident d’une nature inachevée, défectueuse et dépendante. (Ne cherchez pas le lien logique, il n’existe pas.) Et voilà que les plaisirs des femmes et leurs manifestations disparaissent des discours et des pratiques, avec l’appui d’une religion qui a la sexualité en horreur.

La binarité boit la tasse

Cet ancrage culturel a laissé des traces. Nos savoirs et nos sciences restent indifférents à l’éjaculation féminine. C’est ce qui explique que les avis des sexologues, urologues, gynécologues et autres anatomistes divergent encore aujourd’hui sur la question. La médecine et l’anatomie ne sont pas, et n’ont jamais été, des sciences stables: comme toute science, elles dépendent de leur contexte historique et culturel. En dépit d’une volonté d’objectivité et de vérifiabilité, les connaissances et découvertes sont avant tout conditionnées par leur acceptabilité dans un système de pratiques et de savoirs.

Pour se convaincre de l’orientation patriarcale de la médecine contemporaine, il suffit de se souvenir de la difficulté des patientes –et de quelques médecins– à faire reconnaître l’endométriose comme une pathologie. Quant à l’anatomie, n’oublions pas qu’elle a su fermer les yeux pendant des siècles sur un organe de pas moins de neuf à onze centimètres: oui, il est bien question du clitoris. Sans oublier que les manuels d’anatomie ne mentionnent toujours pas la prostate féminine, qui existe pourtant bel et bien –et qui semble justement jouer un rôle dans l’éjaculation.

Si les Indiennes et les Chinoises d’antan permettent de nous convaincre de la fréquence et de l’importance de l’éjaculation des femmes, il est ainsi peu étonnant que nos sciences la délaissent toujours. Les questions sans réponse sont encore innombrables: par quel mécanisme exact les femmes éjaculent-elles? Quelle est la composition de cet éjaculat? Le VIH est-il transmissible par l’éjaculat féminin? Les femmes éjaculent-elles plus facilement si elles ont déjà accouché?

Mais l’intérêt de l’éjaculation féminine n’est pas seulement scientifique. L’éjaculation des femmes est un véritable raz de marée capable de renverser les concepts binaires qui ont cours depuis plus de deux siècles lorsqu’il s’agit de décrire les corps. Détrempez les draps, ou regardez quelqu’une le faire: voilà qu’il apparaît que les rôles passif ou actif, donnant ou recevant, fort ou faible, pénétrant ou pénétré, baiseur ou baisé ne sont pas des caractéristiques des corps en soi mais des consructions culturelles au but idéologique. En quelques gouttes, l’édifice patriarcal qui régit encore nos sexualités prend l’eau et risque le naufrage. N’ayez pas peur: vous savez nager.

Sophie Benard, Slate, 4 juin 2021

Photo: Hilary Halliwell via Pexels  

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