Vertières, morgue pleine
Dans L’armée indigène, Jean-Pierre Le Glaunec raconte comment des esclaves haïtiens flanquèrent une rouste aux troupes de Bonaparte.
Cette histoire ne fait pas partie de la glorieuse épopée napoléonienne. De l’armée envoyée par le Premier consul Bonaparte – une cinquantaine de milliers de soldats – ne revinrent en effet qu’une poignée de survivants. Cette défaite, infligée le 18 novembre 1803, douze ans avant Waterloo, sort de l’ombre grâce à l’historien franco-canadien Jean-Pierre Le Glaunec, professeur à l’université québécoise de Sherbrooke. Son livre, qui n’a rien d’un pamphlet, s’appuie notamment sur les dossiers militaires français entreposés aux archives de Vincennes. Il montre au passage comment cette tache sur la redingote napoléonienne préfigure les déconvenues de l’armée française dans les guerres de libération.
Bonaparte, qui ne se donna pas la peine de faire le déplacement, confia le commandement à un proche-, l’expérimenté général Leclerc, auquel il venait de donner la main de sa très convoitée sœur Pauline. Face aux «nègres» de Toussaint Louverture, la mission de Leclerc était de réaffirmer le rôle évident de la race blanche, préalable au rétablissement de l’esclavage. Traduction du chef quand il s’embarque, fin 1801 : il s’agit d’apporter aux insulaires «paix et bonheur». «Une guerre des couleurs», rectifie bientôt le général Kerverseau. « Une lutte à mort entre le Blanc et le Noir », précise Thouvenot, autre militaire de l’expédition, dans une lettre au ministre de la Marine.
Peu inspirés, les chefs français croient malin d’arrêter et de déporter Toussaint Louverture, persuadés que son absence fera éclater la coalition des insurgés. C’est le contraire qui se produit: Noirs et métis se réconcilient contre l’envahisseur. Ce qui deviendra un grand classique de l’histoire coloniale … Victime de la fièvre jaune, Leclerc rend bientôt l’âme. Son successeur. Rochambeau, nourrit plusieurs obsessions : les belles créoles, le rhum, la dysenterie, qui, officiellement, l’empêche de monter au combat, et la répression la plus sauvage. Emmenés au large. les prisonniers sont massivement noyés. Des chiens mangeurs d’hommes répandent la terreur dans les campagnes. Les insurgés ne sont pas en reste. Un militaire français est dépecé, et sa peau tendue au soleil. D’autres sont crucifiés, et leurs corps exposés. « Parler de Vertières, c’est parler de la violence révolutionnaire contre la violence coloniale », écrit dans sa préface le romancier haïtien Lyonel Trouillot. Le scénario des guerres coloniales est en place, il suffira juste de changer les noms et les dates.
Ulcéré par la guérilla menée par un ennemi invisible qui se fond dans la population, Rochambeau veut l’attirer sur un vrai champ de bataille. Son choix se porte sur le hameau fortifié de Vertières. Le 18 novembre 1803, ce qu’il reste de l’armée française, décimée par la fièvre jaune et la guerre de harcèlement, est submergé par les combattants de Jean-Jacques Dessalines, à l’audace quasi suicidaire. Rochambeau, tout à sa dysenterie, s’embarque en catastrophe avec sa chaise percée pour la France. Fin d’une sanglante déculottée.
Alain Guédé, Le Canard enchaîné, no 5236, 17 mars 2021