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14 octobre 2017

Voyage avec Marcello Di Cintio au pied des murs de la honte

« J’aimerais dire que ça a changé. J’aimerais dire que mon livre a perdu de sa pertinence. Mais c’était stupide de penser que les murs tomberaient. » Marcello Di Cintio n’est pourtant pas naïf. Il a consacré quatre ans et 400 pages à son essai Un monde enclavé, au point de ressentir lui aussi par moments le Mauerkrankheit, cette « maladie du mur »,comme on disait dans un autre temps à Berlin.

Les humains sont pourtant atteints de la « maladie chronique » d’en bâtir. Leur réflexe de s’emmurer est déjà inscrit dans les pierres antiques du mur d’Hadrien, dressé par l’Empire romain au nord de l’Angleterre, et celles du Moyen Âge dans toute ville de la vieille Europe.

L’auteur le savait, c’est lui qui l’écrit. Mais il ne pouvait qu’espérer que « tous ces endroits tristes avec des existences tristes », comme il les décrit au téléphone, se libèrent de ces « cellules toujours plus petites et plus faciles à défendre, mais qui nous isolent les uns des autres ».

Depuis la première parution de son livre Un monde enclavé, en 2012, récompensé par le prix Shaughnessy et qui vient de paraître en français aux éditions Lux, la construction de près d’une dizaine de murs a en effet été annoncée ou entamée. Le total mondial s’élève maintenant à plus de 70 parois de béton armé, d’acier, de barbelés ou de tous ces matériaux à la fois.

Les murs sont pourtant « inefficaces et inutiles », des digues qui ne retiennent ni les flots de migrants latino-américains à San Diego ou subsahariens à Ceuta, ni les roches des militants au Sahara occidental ou à Belfast. De la Palestine occupée au géant indien qui honnit son voisin bangladais, jusqu’à la « Grande Muraille » de Montréal qui sépare la cossue ville de Mont-Royal de Parc-Extension : les murs ne sont vains que dans leur tentative de bloquer le passage.

Soif d’illusions

C’est symboliquement qu’ils gagnent, en fait, la majorité du temps. Les barrières physiques restent « l’expression du pouvoir », selon l’auteur basé à Calgary, un pouvoir qui choisit où la ligne sera tracée.

« C’est exactement le cas de Trump. Il donne l’impression que c’est du théâtre. Il joue dans une performance pour toute sa base, pour toutes les personnes qui ont crié dans ses rassemblements de construire ce mur », soupire-t-il.

« Ce qui me surprend, c’est que tout le monde parle de cette frontière comme s’il n’y avait pas déjà un mur, déjà un mur dysfonctionnel », reprend-il. Le président américain a promis que des prototypes étaient en cours de construction. Quatre équipes d’ingénieurs participent à ce grotesque concours, dont le but ultime est d’élaborer « le meilleur mur », transparent si possible.

Y verra-t-on bientôt des migrants s’y cogner le nez ? Les coyotes (passeurs) et des narcos (trafiquants) s’adapteront toujours, souligne-t-il au passage. Dans son chapitre consacré à la frontière entre le Mexique et les États-Unis, il relate les stratégies des trafiquants, qui ont modifié leurs paquets de drogue pour mieux les faire passer dans le mur nouvellement rénové entre les deux côtés de la ville de Nogales.

« L’efficacité pragmatique des murs est secondaire par rapport à l’illusion qu’ils créent : celle de l’exclusion et de la différence », écrit Di Cintio après avoir aperçu les fantômes qui pendent autour des enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla. Une réflexion qu’il poursuivra en Inde, aux confins du Bangladesh, bientôt enclavé au nord, une illusion qui sert à « apaiser l’anxiété de la nation ». Une gentille vieille dame qui lui offre le gîte durant ce périple le dira plus simplement : « L’Inde est puissante, alors nous pouvons les exclure. »

L’idée s’applique tout autant à ces nouveaux murs qui ceinturent en partie la forteresse européenne. Durant les arrivées massives de migrants en 2015, les déclarations d’ouverture de la chancelière Angela Merkel masquaient ces nouveaux embryons de rideaux de fer. Autriche, Slovénie, Estonie, Hongrie, les barbelés déroulés durant la nuit se sont transformés en une réponse ordinaire des gouvernements. Et que dire du mur que la Turquie achève de construire à sa frontière avec la Syrie : « C’est la cruauté ultime, d’essayer de contenir des gens qui fuient la mort. »

« Je ne suis pas contre la sécurisation des frontières, mais ces structures remplissent aussi souvent les poches des gens qui les construisent », pointe l’auteur.

Ce « réflexe inscrit dans l’ADN » n’est toutefois jamais une solution. « C’est précisément la montée de ces murs qui était la capitulation. Les murs se tenaient là comme la preuve de l’irrévocabilité et de l’insolubilité des conflits », en arrive à nous convaincre Marcello Di Cintio.

L’élan de mondialisation promettait pourtant de les faire tomber, dans un village planétaire où les changements climatiques, les terroristes et/ou Katy Perry se fichent bien des frontières et des divisions. L’aplanissement du monde s’est finalement avéré sélectif, choisissant surtout les passeports canadiens, comme celui de l’écrivain qui a pu « traverser toutes ces lignes sans même y penser ».

Les empires et les puissants de ce monde cèdent lentement ou brutalement leur place eux aussi. Les murs finissent donc tous par s’éroder. Dans sa conclusion, Di Cintio s’essaie enfin à l’espoir : « Ce n’est pas le cruel désir d’emmurer qui finit par gagner, mais bien le besoin de les briser. »

Sarah R. Champagne, Le Devoir, 14 octobre 2017

Photo: Justin Sullivan Getty Images / Agence France-Presse. Une famille marche sur la plage à San Diego, du côté américain du mur frontalier qui sépare les États-Unis du Mexique et s’étire jusque dans la mer.

Lisez l’original ici.

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