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Détail de la couverture du titre «Démocratie».
8 janvier 2025

Une démocratie illibérale?

Certains auteurs présentent les démocraties où des leaders d’extrême droite sont arrivés au pouvoir ces dernières années comme des «démocraties illibérales». Cette notion est-elle pour autant pertinente?

Qu’est-ce que l’illibéralisme? Dans l’émission Contraste(s) du média alternatif Blast, deux journalistes reprennent la thèse de la démocratie illibérale pour critiquer les partis d’extrême droite arrivés au pouvoir dans différents pays. L’idée de démocratie illibérale a été utilisée par différentes personnalités de droite ou de gauche, que ce soit des politistes, des philosophes ou des personnalités politiques. La notion s’appliquerait par exemple à la Hongrie de Viktor Orban, qui a d’ailleurs lui-même repris l’appellation: «En ce sens, le nouvel Etat que nous construisons en Hongrie est un Etat illibéral, et pas libéral».

Comme la notion a été employée avec différents sens, nous reprenons ici la définition qui en est proposée par les journalistes de Contraste(s): les deux types de régime – démocratie libérale et démocratie illibérale – partagent le recours à des élections, donc la modalité du système représentatif. Mais l’illibéralisme se distinguerait du libéralisme par sa critique de l’Etat de droit, donc du pouvoir des juges, et par sa tendance à ne pas respecter le droit des minorités. La démocratie illibérale mettrait l’accent sur la souveraineté populaire plus que sur le respect des droits des minorités. Néanmoins, on peut se demander si, comme le suggèrent certains penseurs actuels, la protection des minorités serait un principe libéral.

Qu’est-ce qu’une démocratie libérale? L’idée que le libéralisme serait protecteur des minorités est liée à la critique que le philosophe libéral Alexis de Tocqueville a fait du risque de «tyrannie de la majorité», qu’il attribue à la démocratie (1835). Or on peut questionner ce qu’entend Tocqueville par minorité. Il est tout à fait possible que sa critique puisse être compatible avec une protection de l’élite oligarchique contre le peuple.

Comme le rappelle le politiste spécialiste de l’anarchisme Francis Dupuis-Déri dans Démocratie, histoire politique d’un mot aux Etats-Unis et en France (Lux, 2019), les penseurs libéraux américains et français ne sont pas des partisans de la démocratie, mais plutôt du système représentatif. Ils se caractérisent en outre par ce que l’auteur qualifie d’«agoraphobie politique» (la peur du peuple).

A partir de là, on pourrait définir les démocraties libérales comme des oligarchies qui organisent le maintien du pouvoir et des libertés de l’élite sociale et économique au détriment du pouvoir populaire. C’est ainsi qu’apparaît pour Marx le droit de propriété, qui est garanti par les Déclarations universelles des droits de l’homme. En France, la revendication du Référendum d’initiative citoyenne (RIC) par les Gilets jaunes peut s’inscrire dans ce type de critique.

Mouvements sociaux libertaires et démocratie. Par ailleurs, on peut remarquer que les nouveaux mouvements sociaux des années 1960-1970, par exemple aux Etats-Unis, sont souvent organisés sur la base de la prise de décision au consensus. C’est le cas du mouvement féministe. Or cette utilisation du consensus dans des organisations politiques, c’est ce que l’on trouve dès la fin du XIXe siècle dans les mouvements anarchistes, appelés aussi libertaires.

On peut donc dire qu’en opposition à la démocratie libérale comme régime politique oligarchique, existe un autre courant politique que l’on peut appeler libertaire. La démocratie libertaire n’est pas un régime politique juridique, mais constitue plutôt un mouvement. Bien que ce courant politique ne vise pas la prise du pouvoir, il a eu un impact sur les démocraties libérales via des luttes sociales qui ont permis l’acquisition de nouveaux droits: droits sociaux à travers le mouvement syndical, droits civils pour les femmes et les minorités LGBT+…

La démocratie illibérale: une notion confuse. Il nous semble que la notion de «démocratie illibérale» tend à introduire une confusion entre les institutions libérales – système représentatif et Etat de droit – et des conquêtes juridiques qui ont été plutôt l’effet de mouvements de lutte s’appuyant sur la démocratie libertaire.

Ces mouvements – qu’ils soient syndicaux, féministes, LGBT+, écologistes ou antiracistes – se caractérisent par la croyance que les minorités actives peuvent transformer la société. Cette place accordée aux minorités fait que plusieurs de ces mouvements tendent à avoir recours au consensus comme mode de prise de décision. De même, ces mouvements ont été des vecteurs de conquêtes de droits institués en faveur des minorités.

De ce fait, la notion de «démocratie illibérale», appliquée aux partis d’extrême droite, tend à renvoyer à la démocratie représentative libérale un rôle historique dans la protection des droits des minorités. Or, les minorités politiques ont dû plutôt conquérir leurs droits dans des luttes sociales et les imposer à l’Etat libéral.


Irène Pereira, Le Courrier, 8 janvier 2025.

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