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Détail de la couverture du livre «L'ivresse des communards».
14 novembre 2023

«Une analyse pertinente hors d’un style universitaire»

« La bouteille fut un des “instruments de règne” de la Commune. » (p. 9) Cette citation en exergue définit l’objet de l’étude : la constitution d’un récit de l’insurrection comme ivresse collective et comme impulsion d’une posture politique antialcoolique. L’ouvrage offre une analyse pertinente hors d’un style universitaire.

L’essai se place dans la lignée des travaux de Susanna Barrows1, Michel Caire, Catherine Glazer, Laure Murat et Jacqueline Carroy-Thirard sur l’importance des lectures médicales inscrivant la Commune comme acte de folie collective au lendemain de l’événement2. Ces compréhensions morbides de l’insurrection sont surtout produites par les nouvelles disciplines en plein essor issues de l’aliénisme – la science des maladies mentales du premier XIXe siècle –, comme la psychologie, la psychiatrie ou encore la sociologie. Il propose une généalogie des représentations pathologiques de l’opposition politique après la Commune, et la lie à l’avènement d’une politique antialcoolique. Cette histoire politique procède par une recension des écrits de différents champs de la nébuleuse hygiéniste, de la littérature sociale aux discours politiques en s’arrêtant sur les corpus médicaux, en parallèle d’une chronologie législative.

Le chapitre 1 parcourt sans distinction un corpus politique, romanesque, médical, journalistique, pour en extraire les représentations autour de la débauche des classes populaires, de l’ivrognerie de la garde nationale, et de la surreprésentation d’individus criminalisés parmi les foules insurgées. Ces descriptions fondent la Commune sur un accident alcoolique sans rationalité politique et incapable de pérennité. L’ivrognerie devient un thème narratif omniprésent pendant la répression sanglante. Cette représentation s’affirme, effaçant les positions antialcooliques des dirigeants communards ou l’usage traditionnel de l’alcool comme encourageant au combat. Relais d’autorité de cette image d’ivresse, les médecins affirment avec des statistiques que les communards blessés guérissent moins bien en raison de leur état d’ébriété.

Le chapitre 2 propose une analyse sociale des médecins, utile pour saisir les conditions de production des théories, mais parfois résumée par l’origine bourgeoise. Le panorama médical est ensuite embrassé au prix de quelques imprécisions, comme les différentes positions sur le rôle de l’alcool : cause de la folie communarde ou déclencheur exogène pour des individus prédestinés par exemple. Entre l’aliénisme clinique, l’hygiénisme plus pragmatique, les conclusions statistiques, les théories des foules, les liens entre pathologisation et criminalisation, et surtout les théories de la dégénérescence, l’auteur réussit à extirper des explications synthétiques bienvenues. Il faudrait ici seconder son analyse par la vaste littérature scientifique sur l’histoire de la médecine, permettant de distinguer les différentes écoles sur la folie et sa forme dégénérescente, sur l’irresponsabilité pénale, ou encore de détailler les enjeux méthodologiques des positionnements positivistes et cliniques dans la production de savoirs. Ces divers éléments participent d’une sociogenèse des théories médicales éclairant les conditions d’énonciation et de circulation des théories. Il serait intéressant d’insister sur la construction d’un « exemple de la Commune » dans la constitution de nouveaux champs scientifiques. Loin d’être anecdotique, la légitimation d’objets et de corps de savoirs est au cœur d’une histoire politique des sciences, comme l’ont démontré les différents travaux sur la légitimation de la psychiatrie3 et de la criminologie4 sous la IIIe République comme sciences de gouvernement5. Ces sciences se constituent en échanges mutuellement structurants avec l’action publique. L’auteur préfère insister sur le consensus malgré les désaccords académiques, chez les savants et au-delà des clivages politiques : par prévention ou répression, les élites veulent assainir des masses populaires dont elles craignent les débordements comme la dégénérescence. La représentation du communard saoul prend les traits de l’ouvrier.

Le chapitre 3 réinscrit la Commune dans une généalogie symbolique représentant les foules contestataires en masses ivrognes. L’auteur définit ensuite « la place des débits de boissons dans la sociabilité ouvrière », du cabaret à la guinguette en passant par les vieux repaires politiques. Un rapport complexe caricaturé dans L’assommoir : Zola y calque les représentations aliénistes, obsédées d’hérédité et de dégénérescence. Pendant que le bourgeois se méfie de l’ivrogne de la classe populaire, le révolutionnaire condamne l’alcool qui éloigne l’esprit de la lutte : l’hygiénisme réconcilie les divergences. Ainsi, l’obtention d’un droit au repos hebdomadaire (1906) est justifiée par les risques d’alcoolisme accrus en cas de surmenage. Malgré quelques méfiances, le mouvement ouvrier adhère à la campagne antialcoolique et à ses promesses d’élévations morales et matérielles. Pour les anarchistes, la critique de l’alcool rejoint celle du monde industriel. Globalement, tout l’échiquier politique y voit un facteur de dégénérescence. L’auteur rappelle l’influence des théories de la dégénérescence sur des idéologies et pratiques politiques très variées, du libéralisme conservateur au néomalthusianisme. Ce consensus politique amène à conclure qu’« une certaine convergence antialcoolique, qui provoque une alliance de classes, clôt la séquence entre la guerre de 1870 et celle de 1914 » (p. 244), lorsqu’une nouvelle guerre fera du vin un vecteur de courage et un symbole patriotique.

La recension des discours montre l’alcoolisme comme moyen de condamnation et de dépolitisation des conduites populaires au lendemain de la Commune, puis comme enjeu de redressement moral. Certaines pistes permettraient de prolonger la réflexion. S’intéresser aux femmes, grandes absentes : elles sont l’objet des politiques natalistes intrinsèquement liées à la peur de la dégénérescence et de l’hérédité, et sont au premier rang dans la lutte contre les « fléaux sociaux ». Les étudier aide à entrer sur le « terrain » réel de l’antialcoolisme en suivant celles qui ont envahi les organisations philanthropiques et le domaine du social comme une extension charitable de leur gestion du privé6. Également, la peur de la dégénérescence suggère d’étudier le rôle de l’antialcoolisme dans le maintien d’une hiérarchisation des races, comme moyen de réaffirmation de la suprématie raciale en assurant la vitalité du peuple français et ses futures générations. Si l’auteur détaille les mouvances eugénistes, il serait intéressant d’aller plus loin en décentrant le regard de la figure de l’ouvrier blanc pour étudier la bataille politique contre l’alcool à l’échelle de l’empire colonial.

Ce travail enrichit à la fois les connaissances sur l’hygiénisme, sur les représentations autour de la Commune, sur l’articulation entre les espaces littéraires, savants et politiques de la fin du XIXe au début du siècle suivant, et – avec une inégale précision en fonction des mouvances – sur les positions des différents groupes politiques au sujet de la consommation d’alcool.

Notes

1 Susanna Barrows, « After the Commune. Alcoholism, Temperance, and Literature in the Early Third Republic », dans John M. Merriman (dir.), Consciousness and Class Experience in Nineteenth-Century Europe, New York, Holmes & Meier, 1979, p. 205-218 ; voir également son ouvrage Miroirs déformants. Réflexions sur la foule en France à la fin du xixe siècle, Paris, Aubier, coll. « Historique », 1990.

2 Hormis trois articles scientifiques et le chapitre final de l’ouvrage de Laure Murat, les histoires de la Commune n’ont, à ma connaissance, que peu insisté sur la dimension psychiatrique du discours répressif. Jacqueline Carroy-Thirard, « Psychiatrie et politique au xixe siècle, une tentative de psychiatrisation des communards en 1872 », Connexions, 14, 1975, p. 59-70 ; Catherine Glazer, « De la Commune comme maladie mentale », Romantisme, 48, 1985, p. 63-70 ; Michel Caire, « Du Morbus Democraticus à l’idéalisme passionné. Quelques réactions des aliénistes français au lendemain de la Commune de Paris », Annales médico-psychologiques, 148 (4), 1990, p. 379-386 ; Laure Murat, L’homme qui se prenait pour Napoléon. Pour une histoire politique de la folie, Paris, Gallimard, 2011, chap. 5, « La raison insurgée », p. 295-331.

3 À titre introductif à ce champ d’études, voir Robert Castel, L’ordre psychiatrique. L’âge d’or de l’aliénisme, Les Éditions de Minuit, 1977, notamment le chapitre 5, « De la psychiatrie comme science politique ».

4 Martine Kaluszynski, La criminologie en mouvement : naissance et développement d’une science sociale en France à la fin du xixe siècle. Autour des « Archives de l’Anthropologie criminelle » d’Alexandre Lacassagne, thèse de 3e cycle sous la direction de Michelle Perrot, Paris, université Paris 7, 1988.

5 La majorité de l’œuvre de Michel Foucault insiste sur ces supports de gouvernement des populations, autant concernant la psychiatrie et la criminologie citée ici que pour l’ensemble du vaste répertoire des sciences en constitution à la fin du XIXe, allant de la médecine anatomique jusqu’aux sciences sociales, passant par la psychologie, mêlant clinique, anthropométrie et statistiques.

6 Michelle Perrot, Les femmes ou les silences de l’histoire, nouvelle éd., Paris, Flammarion, 2020, p. 329-370 et 380-381.


Agathe Meridjen-Manoukian, Histoire, médecine et santé, no 24, hiver 2023, p. 191-194.

Lisez l’original ici.

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