«Tu viens d’où?»: réinventer l’espace frontalier
« Chez nous, on mange du pouding chômeur à Noël et des samosas au jour de l’An », raconte Maïka Sondarjee dans l’essai Tu viens d’où ?, qui témoigne de son parcours singulier, tissé de réflexions sur le métissage et les frontières.
Née d’une mère catholique canadienne-française et d’un père musulman malgache d’origine indienne, l’autrice, qui collabore régulièrement à la section Idées du Devoir, se questionne depuis l’enfance sur les manières dont ses multiples identités la définissent, et façonnent son rapport au monde.
« Pour beaucoup de personnes, la migration et le métissage ne représentent que des chiffres et des statistiques, mais, moi, ce sont des questions qui m’obsèdent depuis que je suis toute petite, souligne-t-elle en entrevue au Devoir. Adolescente, j’ai décidé de lire la Bible et le Coran, pour mieux comprendre le parcours de mes parents. Puis, quand je suis tombée enceinte de ma fille, je me suis demandé comment elle allait à son tour se définir, si mes ancêtres allaient être visibles chez elle. Ça a amené un tas de nouvelles réflexions sur la filiation, qui m’ont donné envie de me lancer dans un projet d’écriture. »
Telles plusieurs personnes qui, comme elle, habitent plusieurs mondes, Maïka Sondarjee se fait constamment demander d’où elle vient. À cette question, qui peut être extrêmement difficile à appréhender et est souvent qualifiée de forme de micro-agression, l’essayiste, qui est aussi professeure agrégée à l’École de développement international et mondialisation de l’Université d’Ottawa, refuse de fournir une réponse toute faite, notamment pour mieux célébrer le fait que ce qui fait la force de son identité, c’est justement cette impossibilité de la classifier.
Sa réponse, écrit-elle, « implique de résumer trente-cinq ans de questionnements et de conversations avec mon père, qui ne se souvient même pas avec quel passeport il est arrivé au Québec ». « Je suis fille de l’océan Indien et de l’Atlantique, du canal du Mozambique et du Saint-Laurent. […] Si la majorité des gens s’identifient à une culture ou à un pays, les habitants de la frontière comme moi peinent à répondre au recensement. »
Dans son essai, elle choisit donc d’ouvrir toute grande la porte du dialogue. « Je m’attaque beaucoup aux micro-agressions et au racisme systémique dans ma pratique universitaire. Dans le cadre de mon livre, je n’ai pas voulu prendre la posture d’une militante antiraciste. Comme je passe pour blanche, les questionnements sur mes origines me permettent de parler d’une partie invisible de moi. Ce n’est vraiment pas le cas de tout le monde, puisque certaines personnes ne sont jamais reconnues comme Québécoises, alors qu’elles sont nées ici. Je pense que c’est important d’entretenir une relation de confiance ou de créer un lien avec quelqu’un avant de lui poser ce type de question. De mon côté, j’essaie de partir de ma position transfrontalière pour instaurer des conversations et tenter d’exposer les différents points de vue. »
Au fil de son récit personnel, l’autrice glisse notamment des réflexions sur les pièges du multiculturalisme canadien, qui détache les personnes mixtes de leur histoire, de leurs géographies transnationales et des rapports de pouvoir qui les définissent, en plus d’aborder les questions des mariages mixtes, du colorisme et du white passing, qui consiste, pour les personnes racisées, à passer pour blanches, volontairement ou non.
Inventer une terminologie
Au fil du temps, pour décrire ses multiples identités, Maïka Sondarjee a tour à tour utilisé les termes « mulâtre », « métisse », « biraciale » et « multiraciale ». Alors que le premier, par sa référence à la mule, progéniture stérile issue d’un croisement entre un âne et une jument, s’avère très péjoratif, les suivants se prêtaient mal à la complexité de ses origines.
Aujourd’hui, elle choisit plutôt de se décrire comme « mixte, qui vient du latin miscere, soit mêler ou mélanger ». « Il n’existe pas de terminologie pour décrire les gens qui, comme moi, ne sont pas tout à fait blancs. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui m’ont poussée à écrire l’essai. Ce mot a l’avantage d’englober plusieurs réalités. Il peut décrire une personne blanche dont les parents pratiquent deux religions différentes ou ne sont pas issus de la même classe sociale ; une personne afrodescendante qui vit en Occident ; une personne LGBTQ+ dont les parents sont conservateurs. Nous sommes tous des transfuges qui doivent régulièrement passer d’un monde à l’autre et, même si nos parcours sont complètement différents, on fait partie du même espace frontalier qui nous permet de nous reconnaître et de nous comprendre. »
Pour l’essayiste, cet espace frontalier, qu’elle décrit comme « une zone limitrophe entre plusieurs espaces » et qu’elle oppose aux frontières physiques qui délimitent et qui excluent, représente un tremplin pour imaginer de nouvelles manières de se créer un monde en commun, d’entrer en dialogue et en relation avec l’autre.
« On voit souvent les frontières comme des lignes, qui nous permettent de délimiter les différences entre nous et eux. On place les autres d’un côté, qu’on ostracise par le biais de discours : les femmes voilées, les migrants temporaires. Or, au Québec, il existe de plus en plus de gens qui sont dans la même situation que moi, qui ne sont ni d’un côté ni de l’autre de la ligne. Il va falloir comprendre cette réalité, arrêter de classifier les gens selon qu’ils sont des immigrants ou des “pure laine”. Je ne suis pas immigrante, mais mes grands-parents le sont. »
Maïka Sondarjee marque une pause, visiblement émue. « Je n’en peux plus de ce débat clivé qui dit qu’on devrait renvoyer les gens qui ne parlent pas français dans leur pays. C’est de moi et de ma famille qu’on parle. On oublie l’humain derrière. Ma grand-mère ne parle pas français, mais elle est aussi québécoise que toi et moi. Dans sa famille, il y a vingt enfants et petits-enfants qui ont des doctorats en pharmacie, en sociologie, en science et qui contribuent à la société. Il faut laisser un peu de “lousse” aux nouveaux arrivants. À partir de la frontière comme espace, on peut réfléchir, peut-être pas à l’abolition des frontières physiques, mais à l’élimination de celles qui nous éloignent les uns des autres. »
Anne-Frédérique Hébert-Dolbec, Le Devoir, 11 novembre 2024.
Photo: Marie-France Coallier / Le Devoir
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