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2 décembre 2022

Traire et se faire traire

Ainsi on peut échapper au capitalisme ? Je veux dire aux quotas ou à la gestion de l’offre. Les vaches originaires de Saint-Barnabé ne sont pas folles, elles ont pris la clé des champs et elles sont allées péter du méthane dans les fleurs. On se croirait dans du Pagnol, dans La ferme des animaux de George Orwell ou dans du Fred Pellerin. Le village de Saint-Élie-de-Caxton du célèbre conteux se situe à 15 kilomètres, la bourgade voisine de Saint-Barnabé. J’y ai eu ma première maison, avec des « meuhmeuh » sur les buttons en arrière, accotée sur les dalles de la rivière Yamachiche. J’y ai même planté un olivier de Bohême.

Je les comprends donc, ces génisses encore adolescentes et rebelles, de vouloir échapper à leur destin entravé de vaches à lait du système économique. Dans le meilleur des cas, elles vivront quatre-cinq ans, engrossées chaque année artificiellement, et finiront en burgers. On leur retirera leur veau à la naissance, parce que le lait, savez, c’est destiné aux humains. Et si c’est un veau mâle, on le vendra à l’encan (« 6,39 $, y’a-tu quelqu’un pour ? 6,39 une fois, 6,39 deux fois… »), ou alors on l’abattra, car il provient d’une lignée génétiquement plus mammaire que musculaire. Les vaches sont sélectionnées pour produire une chose : du lait. Pas de la poésie bucolique pour urbains qui ajoutent de la boisson d’avoine à leur latté en se chicanant sur Twitter.

 Personne ne comprend aussi bien les privilèges que ceux qui n’en ont pas.

 

Et ce lait de vache, c’est 3,46 milliards de litres (en 2021) et 27 % des recettes agricoles du Québec, 65 000 emplois et des retombées fiscales d’un milliard de dollars grâce à 365 400 vaches qui ne se doutent pas qu’on peut sauter la clôture.

Je ne me serais pas intéressée au lait de façon aussi pointilleuse n’eût été l’excellente pièce de théâtre documentaire de Justin Laramée, Run de lait, présentée ces jours-ci à La Licorne. C’est un J’aime Hydro version champêtre, résumé en deux heures. Après ça, tu comprends pourquoi les vaches sacrent leur camp et surtout pourquoi la moitié de nos fermes ont disparu depuis 20 ans. Les 6,39 $ pour un veau mâle, je les ai pris là et non dans mon imagination fertile comme un pré engraissé au purin.

La vache à lait, c’est moi

On s’amuse du labyrinthe administratif auquel a dû faire face la sympathique et truculente directrice générale du village de Saint-Sévère dans l’histoire des vaches « ensauvagées » : MAPAQ, ministère de la Faune, UPA, SPA, SQ, le Festival western de Saint-Tite. Imaginez ce qu’on fait avec du lait diafiltré, des producteurs, des transformateurs, des agences gouvernementales, les douanes canadiennes, l’Agence d’inspection des aliments, l’UPA, et j’en passe. Run de lait m’a aidée à comprendre que même les experts en perdent leur latin.

C’est fait exprès. Comme la messe en latin autrefois ; c’est fait pour qu’on ne comprenne rien. Mais lorsque la banque vous écrit que vos mensualités hypothécaires ne couvrent pas les intérêts de vos intérêts, mais que cela n’affectera pas votre cote de crédit (« Soyez sans inquiétude »), vous comprenez dans la langue que François Legault veut protéger que vous venez de vous faire avoir. Dóminus vobíscumEt cum spiritu tuo.

Se faire avoir par qui ? Le taux variable, les conseillers ou les courtiers hypothécaires, le gouverneur de la Banque du Canada, la banque centrale qui a augmenté son taux directeur six fois depuis mars ? Non, le Saint-Capital, tord-la-piastre. On est en train de nous traire à sec. On donne bien des hormones pour stimuler la lactation des vaches.

« Depuis 25 ans, c’est au Canada que le prix des maisons s’est le plus fortement apprécié, parmi un groupe de 21 pays avancés. On parle ici d’une hausse de la valorisation de 553 %, suivie de celles de l’Australie (502 %) et de la Nouvelle-Zélande (451 %) », m’apprend l’infolettre d’un conseiller financier.

Les banques ne risquent pas trop de perdre d’argent en nous prêtant. J’ai ouvert Le précipice, une série d’entretiens avec Noam Chomsky que je vous recommande, et j’ai lu ce sage conseil : « Sur ce dont on ne peut parler poliment, il faut garder le silence. »

Avoir et se faire avoir

J’ai aussi plongé dans le délicieux essai d’Eula Biss, écrivaine américaine, professeure de littérature à l’université, qui a eu la bonne idée de détricoter le capitalisme très poliment du point de vue de la classe dite moyenne. Elle utilise les éléments cocasses ou banals de sa propre vie sous forme de courts récits comme point de départ pour nous faire réfléchir dans Avoir et se faire avoir.

 Un jour, je sais pas si on va vivre assez vieux pour voir éclater le système capitaliste sur la planète, mais ça va arriver. Le système capitaliste va avoir une fin, c’est sûr.

Lorsqu’elle devient propriétaire — le rêve de la classe moyenne —, elle se demande où va l’argent qu’elle a investi, emprunté pour l’hypothèque, fait fructifier (de quelle façon ?) dans son fonds de retraite.

Qui a-t-elle exploité pour « avoir », posséder ? Chomsky lui répondrait que les grandes banques « abreuvent de leurs fonds l’extraction des combustibles fossiles, y compris sous ses formes les plus dangereuses, comme les sables bitumineux de l’Ouest canadien, et ce, en toute connaissance de cause ».

Elle se demande si on peut vraiment échapper à ce système, sauf comme perdant et même en investissant dans des fonds dits éthiques qui ne sont pas forcément moraux. « Nous prenons notre retraite grâce à une économie reposant sur l’extorsion, en tout cas ceux d’entre nous qui peuvent prendre leur retraite », écrit-elle.

Eula Biss souligne que le mot « précaire » vient du latin precarius, « obtenu par la prière ». Potentiellement, n’importe qui peut faire partie du précariat, prière ou pas. Une maladie, un divorce, une catastrophe naturelle, une guerre, l’immigration forcée, vous y mènent parfois.

C’est aussi le chauffeur Uber, la serveuse du resto, l’artiste, « l’art est libérateur parce qu’il ne rend pas de comptes », une chroniqueuse pigiste… « Ce qu’ils partagent tous, c’est l’absence de sécurité. »

Ce précariat inclut aussi des gens qui ont renoncé à un emploi stable, à une retraite, écrit-elle : « Leur existence est déroutante, suggérant que, peut-être, certaines choses ont plus de valeur que la sécurité. »

« Libarté ! » ? Ce qui nous ramène aux aspirations secrètes des vaches dissidentes, devenues le symbole du précariat, qui ébranlent toutes nos certitudes sur les sacrifices à consentir pour demeurer au sein de la gestion de l’offre. Doit-on se contenter du beurre, de l’argent du beurre ou de baiser la crémière ? Y’a de quoi ruminer sur le plancher des vaches.

Josée Blanchette, Le Devoir, 2 décembre 2022.

Photo: Céline Leheurteux. Moment précieux. Blanchette rencontre Fleurette, qui en aurait long à dire sur sa vie de captive et de vache à lait du système économique.

Lisez l’original ici.

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