Titulaire d’une maîtrise et vidangeur
Simon Paré-Poupart pourrait être gestionnaire de haut niveau. Il a préféré être éboueur. Avec son livre Ordures !, il offre une incursion déroutante dans le monde des rebuts. Entrevue.
Depuis 20 ans, l’éboueur Simon Paré-Poupart fait de la cueillette des ordures son gagne-pain et sa passion. Un choix de carrière étonnant pour ce titulaire d’une maîtrise en gestion internationale… Mais pour ce fervent adepte de la bonne forme physique, c’est une façon sans pareille de s’entraîner — il court au moins huit heures par quart de travail — et de se rendre utile à la société. Car, comme il le rappelle, sans vidangeurs, ce serait le retour de la peste et du choléra. L’actualité l’a rencontré dans un café, près du canal de Lachine, quelques jours avant le lancement de son livre, Ordures !
D’où vient l’idée de ce livre sur votre métier ?
En fait, je n’ai jamais perçu mon travail comme étant hors de l’ordinaire. Pour moi, c’est un job normal. Mais au moment où j’ai commencé ma maîtrise en gestion internationale à l’ENAP, j’ai vu l’intérêt que mon emploi soulevait chez mon directeur Alain Deneault [NDLR : sociologue et philosophe]. Par sa rétroaction, il m’a fait réaliser que mon métier suscitait la curiosité. Alain m’a présenté à un éditeur, Mark Fortier, qui a un background en sociologie. Il a tout de suite manifesté de l’intérêt, parce que mon livre allait traiter de culture ouvrière, d’environnement, d’un enjeu civilisationnel, en fait.
Vous écrivez que vous aimez les vidanges, que vous êtes accro aux poubelles. Vous comprenez que c’est étonnant… Pouvez-vous nous en dire davantage ?
C’est une passion que j’assume, tout comme le grand respect que j’ai pour les ouvriers. Pour moi, les personnages du Survenant, de Germaine Guèvremont, ou d’Étienne Lantier, dans Germinal, d’Émile Zola, sont des figures marquantes. En Occident, aujourd’hui, j’ai l’impression qu’on a évacué presque tous les emplois ouvriers. On a fait disparaître les ouvriers. Ils sont rendus ailleurs, en Chine, par exemple. Comme vidangeur, j’ai la chance de bien gagner ma vie, de faire quelque chose d’utile, tout en côtoyant des gens que je ne côtoierais pas dans mon univers social. Pour moi, c’est très intégré tout ça. J’ai été marqué par la lecture de L’établi, du sociologue Robert Linhart. Il raconte l’expérience de sociologues français qui se sont dit : « On sort de l’université et on s’en va dans les milieux de travail pour voir ce qu’est le vrai monde. » Ça a été un déclic. J’ai eu la chance d’aller à l’école, à l’université, mais je réalise que des gens n’ont pas cette chance. J’ai donc voulu mettre l’épaule à la roue moi aussi et aider la société. Je me suis senti investi à ce moment-là.
Vous avez le sens de la formule. Vous affirmez que le chaos des déchets offre un espace de liberté que vous ne trouvez pas ailleurs. C’est-à-dire ?
Avant de venir à cette entrevue, je me suis coupé les cheveux, je me suis taillé la barbe, j’ai choisi ce que j’allais porter. Cela répond à une pression sociale. Quand tu travailles au bas de l’échelle, cette pression n’existe pas. Le matin, je peux arriver au travail avec un chandail déchiré, des shorts maganés, je peux ne pas m’être rasé pendant deux semaines, personne ne va rien me dire. Au bas de l’échelle sociale, personne n’a d’attentes envers toi. C’est ce qui fait qu’il y a une grande ouverture dans notre milieu. Par exemple, j’ai une personne itinérante comme collègue. On le prend le matin, il ramasse des vidanges toute la journée, puis on le dépose au même coin de rue le soir. Il va dormir là et revenir travailler la fois suivante. Personne ne le juge. On vit dans une société très normée, policée. Dans les vidanges, on se sent libre.
Des personnes un peu antisociales, d’autres qui ont un passé de petite criminalité ou qui ont un tempérament anarchiste vont s’y retrouver parce qu’on ne se fait pas chier.
Vous êtes devenu vidangeur un peu par hasard, mais vous l’êtes resté par choix. Pourquoi choisir un métier aussi peu considéré ?
Justement parce que c’est peu considéré. Ma mère m’a longtemps répété de laisser ce travail à d’autres. De mon côté, je me disais que même si l’éducation me donnait la chance de m’extirper de ma condition sociale — je viens d’un milieu très pauvre —, ce n’était pas une raison de bouder ce genre de job. En plus, c’est un excellent moyen de rester en forme, ce qui est très important pour moi. Je cours sans arrêt en arrière du truck. Lorsqu’on me demande ce que je fais comme sport, je réponds que je fais ma job, et ma job, c’est 25 heures de sport par semaine, à raison de 8 ou 10 heures de course à la fois. Il faut dire qu’avec deux enfants en bas âge à la maison, je n’ai pas le temps de faire d’autres activités sportives.
On ne s’en rend pas toujours compte, mais sans les éboueurs, ce serait le chaos…
Sans nous, c’est la peste et le choléra. Surtout dans notre monde de consommation. À la limite, j’aimerais que mon emploi disparaisse, ça voudrait dire qu’on aurait un meilleur équilibre entre ce qu’on achète et ce qu’on jette. Mais dans la mesure où on vit dans une société qui consomme à outrance, on aura toujours besoin de vidangeurs. Si les gens pouvaient se rendre compte qu’ils dépendent de nous, cela se traduirait peut-être par un peu de reconnaissance de leur part.
En lisant Ordures !, certaines personnes risquent, comme moi, de se sentir coupables de ne pas vous parler, de ne pas vous remercier, de ne pas considérer l’importance de votre travail. C’est ce que vous vouliez ?
Certainement pas. Je n’aime pas culpabiliser les gens. Mais si une personne a un comportement détestable envers les vidangeurs, tant mieux si elle se sent coupable. Et ça arrive ! Je me suis fait envoyer chier tellement de fois. Il y a aussi les automobilistes qui nous suivent de si près qu’ils finissent par nous foncer dedans. J’ai quelques collègues qui ont perdu l’usage d’une jambe dans ce genre de circonstances.
Cela dit, il y a plein d’emplois — ouvriers surtout — qui sont peu ou pas considérés, alors qu’on en a besoin. Mon voisin est chauffeur d’autobus à la STM, c’est la même chose. Il sent un manque de considération. On vit dans une république, ce qui veut dire qu’on est tous des gens qui vivent ensemble, qui s’entraident. Les vidangeurs sont un rouage de ce vivre-ensemble. Juste de se voir comme interdépendants et solidaires, ça change complètement la perspective de la vie.
Être vidangeur a-t-il modifié vos comportements de consommation ?
Énormément, c’est fou ! Je suis devenu « freegane ». C’est une position politique voulant que tu vives à partir des rebuts de notre société de consommation. Ma première maison, je l’ai entièrement meublée avec des objets trouvés dans les vidanges. Et pas des cochonneries ! Du beau, souvent du neuf ! Mais quand ma femme est entrée dans ma vie, j’ai dû modérer mes élans. Disons qu’elle est plus sélective que moi. [Rires] Mais il reste que chaque soir, je me dis que je pourrais meubler un appartement au complet avec tout ce que les gens mettent au chemin.
Vous avez une maison en banlieue, une famille, tout en ne travaillant que trois jours par semaine. Les vidanges, c’est payant ?
Je vis bien. Avec ma femme, ergothérapeute, on a une bonne situation. Il faut dire que même quand je ne travaille pas, je ramasse beaucoup de rebuts : surtout des métaux non ferreux comme le cuivre, le laiton, l’aluminium et le plomb, que je vends à une cour à scrap spécialisée. Je ramasse tout le temps, en fait. J’en tire un revenu non négligeable. J’ai aussi quelqu’un qui travaille pour moi et qui vend des objets sur Marketplace ou dans des marchés aux puces. On partage les recettes 50-50. Les vidangeurs connaissent la valeur des choses autant que les brocanteurs ou les gars des marchés aux puces. Quand on arrive devant une tonne d’ordures, on sait ce qui a de la valeur.
À la lecture de votre livre, on sent une rage en vous. Êtes-vous souvent fâché par les comportements du « bon payeur de taxes », comme vous dites ?
Oui. Mais je m’assagis en vieillissant. Quand j’ai commencé, j’avais 20 ans, plein de testostérone, j’étais plus impulsif. Je m’engueulais avec les automobilistes. Aujourd’hui, je relativise. Mon comportement a changé, mais fondamentalement, il y a des choses qui me font suer en chien.
Comme l’invisibilisation des déchets. Les déchets, on ne veut pas les voir, on veut qu’ils disparaissent. Alors qu’ils ne disparaissent pas, ils sont juste déplacés. Ça, ça me choque, mais ça me choque collectivement. De nos jours, dans un souci d’hygiène, on pousse les gens à cacher leurs déchets dans un bac. C’est beau, c’est propre, c’est l’invisibilisation suprême du déchet. Le problème, c’est que les gens y mettent de l’huile à moteur, des piles au lithium…
Avec vos diplômes et votre érudition, vous sentez-vous comme un outsider dans ce milieu ?
Oui, c’est sûr. Dans les premières années, je ne parlais jamais de moi comme vidangeur, parce que pour moi, un vrai vidangeur, c’est quelqu’un qui a été seul en arrière d’un camion, qui a mené la cadence, qui s’est blessé plusieurs fois. Les gars m’ont beaucoup “challengé” en me disant que j’étais seulement de passage, que je n’étais pas capable de les suivre. Mais j’ai fait mes preuves.
Ti-chris, Beaujeunehomme, Pompon, vous avez tous un surnom. Quel est le vôtre ?
Au début, les gars m’appelaient Psycho, parce qu’ils savaient que j’avais un bac en psychosociologie. D’ailleurs, c’est peut-être ce qui fait que j’ai eu d’aussi beaux témoignages pour mon livre, les gens m’ont beaucoup parlé. On m’appelle aussi La Légende — même si ça me met mal à l’aise —, parce que je suis productif et que j’ai une bonne réputation dans le milieu. J’ai essayé de syndicaliser les gars, je leur trouve des quarts de travail en les appelant quand je sais qu’il manque quelqu’un sur un camion, je suis un peu comme une agence de placement sans l’être. Et en ce moment, ils m’appellent L’Écrivain…
Fréquentez-vous vos collègues en dehors du travail ?
Oui, des fois. Mais moi, je joue à Donjons et Dragons, ce n’est pas le jeu le plus populaire chez les éboueurs. Et je ne consomme ni drogue ni alcool, alors que c’est fréquent dans le milieu, ça peut aussi être un frein. Mais j’ai commencé à regarder les combats de MMA [arts martiaux mixtes], pour trouver un intérêt convergent avec les gars, et finalement j’ai beaucoup apprécié. Il y a aussi dans ce milieu pas mal de marginaux, avec des parcours atypiques. Et parfois, je m’entends mieux avec eux qu’avec les gens que j’ai côtoyés à l’université.
Vous dépeignez un monde rude, peuplé de poqués, de drogués, d’alcooliques. En même temps, on sent que vous avez du respect et de l’amour pour vos collègues. Comment vont-ils percevoir votre livre ?
Je ne sais pas. Mais moi, ce que je leur explique, c’est que ce sont toutes des histoires dont on jase entre nous. Il n’y a rien de secret. Et en même temps, il faut montrer la réalité. J’ai beaucoup de bienveillance pour eux : ils ont réussi à faire ça de leur vie, alors qu’ils auraient pu faire vraiment pire si l’on considère le bagage de la plupart d’entre eux. Et je m’inclus là-dedans. J’espère que ce livre ne sera pas mal perçu. Ils m’interpellent beaucoup ces temps-ci sur les réseaux sociaux. Certains s’inquiètent de ce que je raconte. Je leur réponds que ramasser les vidanges, c’est une job « toffe », faite par des gars qui ont eu des vies « toffes ». Je suis obligé de relater ça. Ce sont des histoires tristes, mais rapportées avec bienveillance. Et s’il y a de la considération et de l’amour, je crois que ces histoires-là peuvent changer des trajectoires de vie.
Daniel Chrétien, L’Actualité, 11 septembre 2024.
Photo: kozmoat98 / Getty Images ; montage : L’Actualité
Lisez l’original ici.