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24 janvier 2016

Télérama, 24 octobre 2012

Livre référence:
La mort de l’élite progressiste
La faillite de la gauche américaine

Elections américaines | Des mineurs de Virginie-Occidentale aux Indignés de Manhattan, le peuple américain se sent lâché. Obama n’a pas eu le cran de s’attaquer aux lobbies de la finance.

Autour de la table, il y a Billy, Duane, Roger, John, Bill et James : six gueules noires de Fairmont, un patelin tristoune et désertique du comté de Monongolia, dans le sud-est des Etats-Unis. Des balèzes, moulés dans le tee-shirt de l’« UMWA » — le syndicat des mineurs de Virginie-Occidentale. Mais des gueules cassées : en juillet, leur employeur, la société minière Patriot, a annoncé qu’elle se mettait volontairement en faillite pour « restructurer » son activité.

Pour Roger, 61 ans, dont une trentaine « au fond », c’est une condamnation à mort : « La mine est ma fierté, explique le colosse au souffle court. Mon grand-père et mon père sont descendus avant moi et, comme eux, je lui ai tout donné… y compris ma santé : quadruple pontage coronarien, et cette saloperie au poumon qu’on n’arrive pas à soigner. Mais Patriot avait promis de couvrir tous mes frais de santé, jusqu’à ma mort. Si la compagnie se défile, je suis cuit. » On se dit qu’Obama va aider Roger. Après tout, c’est lui, le candidat de la gauche américaine, des classes populaires, des petits. Et puis on se repasse les dizaines de petites pancartes semées sur les pelouses, le long de la route de Fairmont, depuis qu’on est entré en Virginie : « Arrêtez la guerre contre le charbon, disaient-elles. Virez Obama ! »

Pour la première fois en quarante ans,
le syndicat des mineurs n’a pas donné
de consignes de vote à ses membres.

Faites entrer l’accusé. Ou plutôt les accusés, car « ce n’est pas Barack, mais tout le parti démocrate ; et pas seulement le parti démocrate, mais tout l’establishment de la gauche traditionnelle qui a lâché le peuple américain, déclare Chris Hedges, ex-grand reporter au New York Times et auteur de deux livres réquisitoires publiés simultanément en France, La Mort de l’élite progressiste et Jours de destruction, jours de révolte (avec le dessinateur Joe Sacco). Depuis trente ans, les grandes entreprises n’ont cessé de démanteler l’Etat démocratique, de ravager le secteur manufacturier, de piller le Trésor public et de précipiter le pays dans des guerres qu’il n’avait pas les moyens de financer et qu’il ne pouvait pas gagner. Et qu’ont fait les piliers de l’élite progressiste (les médias, l’université, le parti démocrate, le monde des arts) ? Ils se sont laissé séduire par ces milieux d’affaires : ils n’ont pas répondu à leurs attaques et se sont contentés de l’habituel bla-bla. Une attitude qui a permis à la droite américaine de récupérer la rage, légitime, des dépossédés. » La rage de Roger. La rage de Billy. La Virginie-Occidentale voit rouge – la couleur des républicains – au point que, pour la première fois en quarante ans, le syndicat des mineurs n’a pas donné de consignes de vote à ses membres : « Ils l’avaient trop mauvaise. »

Piliers de Wall Street
Froissements de robes chez les avocats du Président : Obama n’a-t-il pas sauvé l’industrie automobile et mis en place un début de sécu universelle, bancale peut-être mais inédit ? « Il a surtout sauvé les banques, en leur signant un chèque de 700 milliards de dollars pour les sortir de la mouise ! rétorque Hedges, dans le café de Princeton (à une heure de train de New York) où il nous a donné rendez-vous. Mais la « trahison » du Président ne s’arrête pas là. Ses plus proches conseillers ? D’anciens piliers de Wall Street. La séparation des banques d’investissement et de dépôt ? Oubliée. La fermeture de Guantánamo ? A la trappe. L’abrogation des lois scélérates de George Bush, qui placent 310 millions de citoyens sous la surveillance virtuelle de l’Etat ? Remise à plus tard. Depuis quatre ans, la pauvreté et les inégalités n’ont pas diminué. Mais, surtout, « Obama ne s’est pas attaqué à la maladie qui corrompt tout notre système et va finir par le tuer : l’alliance malsaine, scandaleuse, de l’argent et de la politique dans notre pays ».
Obama a récolté un milliard de dollars pour sa campagne. Avec Romney, cela fera donc deux. Minimum. Qui est le plus vendu ? Question brutale, mais question posée, quand même, par ceux qui ont versé des larmes de joie en 2008, rêvant enfin d’une élection propre. Car les milliards de cette campagne ne sont pas des chèques-cadeaux : ce sont des obligations à terme – avant tout celle de renvoyer l’ascenseur. Et « Barack » a beau dire, il représente plus les intérêts particuliers de ses donateurs que ceux de Roger et des 46,7 millions d’Américains qui se nourrissent avec des coupons d’alimentation.

Coup de barre à droite
La rupture ne date pas d’hier. Elle remonte à Bill Clinton – Président de 1992 à 2000, chouchou des Européens… et « fossoyeur des droits du travail outre-Atlantique », selon Hedges. Les très riches lui disent « thank you ! » En trente ans, le revenu (en dollars constants) des ouvriers n’a pratiquement pas bougé ; celui du 1 % le plus fortuné a bondi de 600 %. Et pas grâce au travail : c’est sous ce bon Bill que la dérégulation de la finance a été la plus intense, et que le mur entre les banques de dépôt et les banques d’investissement est tombé. Premier gros coup de barre à droite, donc. Le second a suivi de près les attentats du 11 Septembre. « Les républicains se sont tellement radicalisés sous George Bush, puis avec le Tea Party, que les démocrates ont préféré se recentrer plutôt que de passer pour des « gauchistes » », explique André Schiffrin, fondateur et directeur de The New Press, une des meilleures maisons d’éditions progressistes américaines.
Derrière le parti, tout l’establishment a suivi. Les médias, notamment. Schiffrin ne se souvient pas que le supplément littéraire du New York Times, par exemple, ait chroniqué un seul de ses livres depuis dix ans. Peut-être parce que le rédacteur en chef de ce supplément est un néoconservateur notoire… Cette droitisation du quotidien new-yorkais, Chris Hedges l’a aussi vécue en première ligne. Après les attentats, il a été envoyé en France par le journal. Pendant un an, Matignon et le Quai d’Orsay l’ont abreuvé de « fuites » – les preuves françaises que l’Irak ne disposait pas d’armes de destruction massive. « J’ai tanné mes chefs, je leur ai dit et redit que ces infos étaient fiables et crédibles, en vain : ils ont préféré publier les bobards du Pentagone. Pourquoi ? Parce qu’ils avaient peur, tout simplement. Peur de se tromper, mais surtout de se montrer insuffisamment patriotes. Depuis dix ans, c’est tout l’establishment de gauche qui est ravagé par la trouille. »

Sinon, ce sera pire
Dans la grande presse, Harper’s, The Nation, Mother Jones et quelques rescapés tiennent encore le cap à gauche… tout en appelant à voter Obama, « faute de mieux ». Comme Paul Krugman. Comme Joseph Stiglitz. Deux voix qui portent, deux Nobel d’économie qui préfèrent être cocus avec le parti démocrate que mariés de force à Mitt Romney : « Je me considère comme un économiste progressiste, explique Stiglitz au téléphone. Et je sais qu’Obama n’est pas la panacée. Mais les Américains doivent voter pour lui, parce que sinon ce serait une catastrophe. » Ce sera donc la victoire en tremblant. Ou peut-être la défaite. Mais qui osera dire à Roger, à Duane et aux 5,6 millions d’Américains jetés hors de leur maison depuis 2008, que « sinon ce sera pire » ? Ils regardent vers Washington et ne voient rien venir. Où sont passés les grands projets de la gauche, la « guerre contre la pauvreté » de Lyndon Johnson et la fameuse « promesse de paiement » au cœur du rêve américain : « Nous refusons de croire, disait Martin Luther King, qu’il n’y a pas suffisamment d’argent dans les coffres » du pays. Aujourd’hui, à part quelques députés et sénateurs remontés comme Dennis Kucinich (Ohio), personne n’entend crier les gars de Fairmont : leurs voix sont largement couvertes par celles des douze mille lobbyistes qui grenouillent autour du Congrès, chéquier à la main.
On cherche en vain les nouveaux Roosevelt, Malcom X ou Martin Luther King. Ralph Nader, le seul leader progressiste d’envergure nationale, et l’homme qui a le plus fait pour les droits et la santé des citoyens américains, est comme pestiféré : pour les démocrates, il est responsable de la défaite d’Al Gore contre George Bush, en 2000. Quant aux intellectuels capables de rassembler une gauche vraiment de gauche, « ils se comptent sur les doigts d’une main, assène Chris Hedges. Il y a bien Chomsky, mais il est plus connu chez vous que chez nous. Ou Cornel West. Et Slavoj Zizek – mais lui n’est pas américain. » Hedges exagère : de Nancy Frazer à Wendy Brown, de Judith Butler à Michael Walzer, les universités américaines regorgent de voix dissidentes. Mais la plupart se concentrent sur un sujet d’études – « le genre », « la justice », « la guerre », etc. – qui n’a ni la portée politique, ni la puissance de feu de ses célèbres aînés des années 1960 et 1970.
Faites entrer les artistes. Dans Jours de destruction, Jours de révolte, Joe Sacco raconte la vie de Rudy, un mineur de Virginie-Occidentale : « Les sans-voix m’intéressent, dit le dessinateur, car ce sont eux qui ont fabriqué l’Amérique que j’aime, à force de travail et de sueur. Ces gars-là n’ont pas peur de se définir par leur travail. Mais les démocrates ont beau leur faire croire qu’ils se battent pour eux, je sais que ce parti défend d’abord les intérêts de la grande entreprise. » Joe perpétue une tradition : celle de l’artiste lucide et engagé. D’un dessin, d’un théâtre, d’une littérature et d’un cinéma à la fois politiques, accessibles et de qualité, qui ont connu leurs grandes heures pendant les années 1930, ont resurgi dans les années 1960-1970, puis se sont émiettés. Faute d’auteurs, faute de scène.

Marigot politico-financier
Un drame (musical) comme The cradle will rock, qui dénonçait la cupidité d’un magnat de l’acier et la corruption sévissant dans une petite ville américaine, trouverait-il, aujourd’hui, un metteur en scène comme Orson Welles (en 1937) et un théâtre sur Broadway ? Combien d’écrivains majeurs, comme Russell Banks, savent raconter la misère des milieux populaires sans tomber dans le didactisme pompeux ? Quant à Hollywood, la Mecque du cinéma signe des chèques à Obama, mais aucun producteur n’ose s’attaquer au marigot politico-financier. Ou alors, à doses homéopathiques : « On produit d’excellents documentaires, comme Inside Job, soupire Chris Hedges. Mais les films de fiction sur la finance, comme Margin Call, se contentent souvent de dénoncer la cupidité des traders. La vraie critique du système se trouve ailleurs. »
Petit matin clair, pointe sud de Manhattan. Le long du parc Zuccotti, occupé du 17 septembre au 15 novembre 2011 par des centaines d’Indignés américains, on ne croise plus qu’une demi-douzaine de zonards dans leur sac de couchage, quelques chiens et des policiers en faction. Rien, aucun écho des joyeux sit-in qui se sont tenus là, de ce melting-pot de pères de famille avec poussette, chômeurs, travailleuses syndiquées, intellos, ouvriers du bâtiment qui, pendant huit semaines au moins, auront empêché les traders voisins (Wall Street est à cent mètres) de flamber sans penser. On se dit : la rébellion passe, comme les saisons. Mais on est contredit par Ed. Ed a voté démocrate pendant vingt ans. Trois fois même, il s’est porté candidat pour le parti. Il y a un an, il est descendu de Boston à New York – pour comprendre ce qu’il se passait à Zuccotti. Et il n’est plus reparti. « On a gagné la première manche, explique-t-il. Pas un seul Américain ne peut dire aujourd’hui qu’il ne sait pas faire la différence entre les « 1 % » et les « 99 % ». Pas un qui ne sache que la richesse de ce pays est subtilisée par une infime partie de la population. » Le parc est vide, mais la lutte continue sur les réseaux sociaux et sur tous les terrains de campagne (meetings, débats télévisés, etc.). Quand la situation sera mûre, « nous reprendrons la rue, sans violence. »
Elle est là, finalement, la gauche américaine, version 2012. Son cri de ralliement est simple : « Nous sommes les 99 % qui ne tolèrent plus l’avidité et la corruption du 1 % restant. » Sa revendication directe : « Nous exigeons de Barack Obama qu’il ordonne la création d’une commission présidentielle chargée d’en finir avec l’influence de l’argent sur nos représentants à Washington. » Une revendication qui abrite toutes les autres… et impossible à satisfaire : car elle vise le système en plein coeur, elle met à nu la corruption de tous ceux qui en vivent, démocrates comme républicains. Radicale, donc vaine ? « Pas du tout, répond Hedges. Toutes les révolutions pacifiques se sont construites sur une revendication majeure, que les pouvoirs en place ne pouvaient satisfaire sans se démettre. Généralement, l’Etat ne bouge pas, et des pans entiers de la population rejoignent peu à peu le mouvement. Il suffit de répéter le message. Et d’être patient. »

A lire
La Mort de l’élite progressiste, de Chris Hedges, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Calvé, éd. Lux, 304 p., 20 €.

Jours de destruction, jours de révolte, de Chris Hedges et Joe Sacco, éd. Futuropolis, 320 p., 27 €.

Left. Essai sur la gauche aux Etats-Unis, d’Eli Zaretsky, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marc Saint-Upéry, 300 p., 20 €.

Olivier Pascal-Moussellard,
24 octobre 2012

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