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Détail de la couverture du livre «La liberté ou rien».
5 avril 2023

Socialistes, anarchistes, féministes

Elle fut une combattante indomptable. Emma Goldman (1869-1940), née en Russie, émigre aux États-Unis en 1885, obtient la nationalité américaine en 1887, la perd deux ans après — « dénaturalisation politique ». Elle rejoint, en 1917, la Russie pour découvrir « l’État communiste en action », puis la quitte en 1921, ne pouvant plus cautionner le « mythe bolchevique ». Son autobiographie, publiée à New York en deux volumes (1931, 1934), est aussi riche que le fut son existence (1). De l’exécution, le 11 novembre 1887 (qu’on appellera le Black Friday), d’anarchistes syndicalistes à Chicago, à la condamnation d’Alexandre Berkman, son compagnon et ami, pour la tentative d’assassinat d’un directeur d’usine commanditaire d’une violente répression des grévistes, elle témoigne de tout un pan de l’histoire populaire des États-Unis, mais offre aussi une contribution de première main à l’histoire de l’anarchisme : elle a rencontré Errico Malatesta, Louise Michel, Pierre Kropotkine et Nestor Makhno, entre autres… Pendant plus de dix ans, elle aura animé la revue Mother Earth, qu’elle avait créée en 1906 et utilisée autant pour s’opposer à l’entrée en guerre des États-Unis, pour appeler à désobéir à la conscription que pour lutter pour l’émancipation des femmes, la contraception et la libération sexuelle. Cette œuvre monumentale, dans tous les sens du terme, est pour la première fois traduite intégralement en français, par Laure Batier et Jacqueline Reuss.

Une remarquable et intelligente anthologie d’articles de Caroline Rémy, dite Séverine (1855-1929), permet de (re)découvrir une autre figure du combat social et féministe (2). « Apprentie » puis collaboratrice de Jules Vallès au Cri du peuple, qu’il a fondé en 1871, et première femme à diriger un quotidien national, elle écrit ensuite dans des journaux divers et gagne une notoriété certaine. Au fil de ses prises de position ardentes pour défendre le droit à l’avortement ou fustiger les crimes dits « passionnels », pour dénoncer le colonialisme et l’antisémitisme, notamment, c’est son propre parcours que l’on suit dans ce qui compose une sorte d’autobiographie militante. « Avec les pauvres, toujours », c’est la ligne que suit celle qui tenta de se faire embaucher comme casseuse de sucre pour témoigner au plus près du quotidien de ces femmes qui venaient de se mettre en grève, pour « connaître, par expérience plutôt que par ouï-dire, les âpretés, les tristesses de ce métier » : « Décrire la vie ouvrière ne suffit pas — il faut la vivre, pour en bien apprécier toute l’injustice et toute l’horreur. Alors, on sait ce dont on parle. » Plus tôt dans le siècle, Flora Tristan (1803-1844) avait porté un socialisme féministe en veillant à toujours lier dans son œuvre le récit de ses expériences personnelles à ses réflexions et propositions. Fille illégitime d’une Française de la petite bourgeoisie et d’un descendant d’une des plus riches familles du Pérou, elle se définissait comme « paria » : « Je me suis mise en révolte ouverte contre un ordre de choses dont j’étais si cruellement victime, qui sanctionnait la servitude du sexe faible, la spoliation de l’orphelin. » La biographie que lui consacre Olivier Gaudefroy situe son parcours dans le contexte sociopolitique de son époque, dont elle ne saurait être dissociée (3). Ses analyses, éminemment pragmatiques, se fondent sur l’observation et la connaissance directe, plutôt que sur une idéologie, même si elle reconnaît l’influence des penseurs de l’utopie socialiste, des saint-simoniens pour leur défense de l’égalité entre les sexes, de Robert Owen pour son idée de coopératives, et de Mary Wollstonecraft pour son éloge de la liberté sexuelle. Avant de s’adresser au peuple, elle décide de l’étudier et se rend en Angleterre pour s’informer de la situation sociale : elle prônera la constitution d’une vaste organisation ouvrière, autogérée et autofinancée, dans L’Union ouvrière (1843, réédité aux Éditions des femmes, 1886), qui intègre la lutte spécifique des femmes.

(1Emma Goldman, Vivre ma vie, L’Échappée, Paris, 2022, 1 128 pages, 19,90 euros. Et aussi La Liberté ou rien, Lux, Montréal, 2021.

(2Séverine, L’Insurgée, L’Échappée, 2022, 274 pages, 20 euros. Cf. également la revue Retronews, n° 4, publiée le 21 septembre 2022, qui consacre un dossier aux « femmes de presse ».

(3Olivier Gaudefroy, Flora Tristan. Une insoumise sous le règne de Louis-Philippe, Syllepse, Paris, 2022, 130 pages, 9 euros.


Ernest London, Le Monde diplomatique, 1er novembre 2022.

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