Hors-série – La peur du peuple
On le sent bien depuis quelques années, que quelque chose s’est remis en mouvement. Sinon l’Histoire, au moins les peuples, qui prennent les terres ou bien les rues et les places, et leur destin en mains. Ils en affirment en tout cas spectaculairement le désir, et n’hésitent plus à le traduire en actes, des plus pacifiques (les assemblées) aux plus violents (une pensée pour les familles des vitrines), avec une détermination que les années 80 avaient cru pouvoir anesthésier à jamais.
Il y a eu dans les années 90 la révolution zapatiste du Chiappas, et puis le mouvement altermondialiste et ses black blocs ; il y a eu les événéments de 2011 entre Printemps Arabe, Indignados en Espagne et Occupy Wall Street aux Etats-Unis, et puis plus récemment le printemps Erable au Québec ou Nuit Debout en France : partout dans le monde, l’aspiration à une authentique démocratie, réellement égalitaire et reposant sur des pratiques politiques autogérées, s’est massivement faite entendre. Ce renouveau inspire évidemment la recherche universitaire, mais il ranime aussi un débat historique entre deux grandes tendances antagonistes qui déchirent la pensée politique depuis son origine : l’agoraphobie et l’agoraphilie.
C’est Francis Dupuis-Déri qui propose ce binôme notionnel, forgé à partir de l’agora : celle-ci désigne le peuple assemblé, pour délibérer ou pour agir. Dans son ouvrage La peur du peuple, agoraphilie et agoraphobie politiques, il analyse l’histoire de l’opposition entre ces deux inclinations : d’un côté, celle qui fait confiance en le peuple assemblé pour construire sa destinée de façon autonome, de l’autre, celle qui ne voit dans la démocratie directe, avec ses délibérations interminables ou ses émeutes incontrôlables, que chaos, impuissance et démagogie. Résolument agoraphile, par ses pratiques militantes comme par sa production théorique, Francis Dupuis-Déri plaide pour la démocratie directe – la seule qui puisse réellement se réclamer de la démocratie, et renvoie ses détracteurs à leurs propres impasses : dans la « démocratie » électorale, il dénonce l’évidente persistance de la monarchie et de l’aristocratie, et dans l’Etat un « mange-peuple » dont il faut apprendre à se passer.
Il est donc logique que Francis Dupuis-Déri prenne Frédéric Lordon, qui a théorisé l’éternel retour de l’Etat comme une « nécessité » incontournable, pour adversaire et pour cible de sa critique ; de là à classer l’auteur d’Imperium parmi les « agoraphobes », il y a un pas, dont nous discutons pendant l’entretien. De même que nous explorons les zones de turbulences qui voient s’affronter, au coeur même de l’agoraphilie, le « démos » (le peuple qui s’assemble pour délibérer) et la « plèbe » (celui qui s’assemble pour l’émeute) : tous ceux qui ont vécu au printemps dernier la discorde entre les assembléistes et les insurrectionnalistes qui déchirait le mouvement Nuit Debout savent que la querelle est tout sauf anecdotique. Loin de se considérer comme complémentaires, les partisans de l’une et l’autre forme d’action se reprochaient mutuellement de nuire au projet d’émancipation. Francis Dupuis-Déri ne l’ignore pas, qui détecte de l’agoraphobie chez les assembléistes qui avouent craindre « que la turbulence ne mine la légitimité du « mouvement », « empêche le message » d’être entendu et nuise à leur travail d’organisation et de représentation », comme il reconnaît de l’agoraphobie chez les insurrectionnalistes, « qui placent l’émeute au dessus de tout et qui trouvent insupportable la pratique de l’assemblée ; la plèbe est ici considérée comme supérieure au démos, qui ne serait qu’une forme disciplinée, neutralisée et impuissante du peuple ».
Insoluble contradiction minant tout projet d’autodétermination des peuples ? C’est ici que nous avons besoin de reprendre la philosophie anarchiste, de la pousser à poursuivre son travail d’élaboration pratique et/ou théorique ; et c’est à quoi cet entretien avec Francis Dupuis-Déri, l’un des plus affables et des plus stimulants anarchistes qui soit, entend contribuer…
En accès libre , émission Hors-série publiée le 18/03/2017
Durée de l’émission : 85 minutes
Visionnez l’entretien complet ici.