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12 mai 2021

Serge Bouchard, le «mammouth laineux», nous a quittés

Homme de radio depuis toujours, anthropologue depuis plus longtemps encore, auteur célébré d’une vingtaine d’essais, Serge Bouchard est décédé « tout doucement dans son sommeil » mardi. Il avait 73 ans, une voix extraordinaire et la bienveillance accrochée au coeur.

« On s’est parlé [lundi] soir et il devait avoir son congé de l’hôpital vendredi », a confié au Devoir Jean-Philippe Pleau, grand ami de Serge Bouchard et coanimateur avec lui de l’émission C’est fou. Les deux ont « écouté un bout du match du Canadien au téléphone », discuté de sujets futurs pour l’émission de radio, se sont salués.

Quelques heures plus tard, un arrêt cardiaque surprenait Serge Bouchard, sans plus d’affrontement : ainsi est mort un homme qui a eu plusieurs vies. « La mort est folle et il me semble évident qu’elle ne sait pas vivre », écrivait-il dans C’était au temps des mammouths laineux, un de ses livres les plus marquants. « Elle fauche dans le tas, elle est aussi aveugle que l’amour . »

Serge Bouchard était hospitalisé depuis près d’un mois pour une péritonite. Mais pas plus tard que dimanche soir, il écrivait à ses auditeurs pour dire qu’il « retrouvait lentement [sa] force de mammouth », éprouvée par divers ennuis de santé. « Il le disait lui-même souvent : c’était “un 73 ans” magané », raconte Jean-Philippe Pleau.

Le dernier message public de Serge Bouchard se terminait « avec un commentaire sportif : je trouve que le Canadien ne joue pas très bien dernièrement, et cela m’inquiète. J’avais espoir qu’il gagne la coupe cette année ». Ce grand amateur de sport aura ainsi manié l’humour subtil jusqu’à la toute fin.

Serge, c’est quelqu’un qui s’est battu depuis le début de sa carrière pour préserver la mémoire de ceux dont on se fout collectivement.

Bienveillance

À l’annonce de son décès, les hommages se sont multipliés. « C’est fou comment tout le monde l’aime », a dit en entretien son ami Mark Fortier, qui a édité plusieurs de ses livres.

Très ému, Jean-Philippe Pleau, disait retenir trois grandes qualités de l’homme. « Sa bienveillance, d’abord. Il l’incarnait envers ses proches, ses auditeurs… Chaque personne qu’il rencontrait était une personne unique. »

Serge Bouchard savait également « apprécier l’ordinaire », estime son coanimateur. C’est-à-dire qu’il « essayait de voir la beauté dans chaque personne, chaque jour, chaque chose… C’était un regard sur le monde très aiguisé. »

Puis, il y a cet élément fondamental de l’homme et du penseur : une certaine idée de « transmission », dit Jean-Philippe Pleau. « C’est quelqu’un qui s’est battu depuis le début de sa carrière pour préserver la mémoire de ceux dont on se fout collectivement. Personne ne parlait des Autochtones quand il a commencé à s’intéresser à eux », rappelle-t-il.

Le nom de Serge Bouchard restera ainsi beaucoup associé aux peuples autochtones, qu’il a côtoyés tout au long de sa vie. Son mémoire de maîtrise portait d’ailleurs sur le savoir des chasseurs innus du Labrador. « C’est un humain, une personne qui a su comment nous écouter », racontait mardi à ICI RDI Michèle Audette, qui a notamment été présidente de l’Association des femmes autochtones du Canada.

À la même antenne, Jean-Charles Piétacho — chef de la communauté innue d’Ekuanitshit, où Serge Bouchard a fait ses premières recherches dans les années 1970 — a souligné que les Innus perdaient « un grand ami, un grand allié et un grand homme. Il a donné sa vie à sa passion et il a toujours respecté la vision des Innus ».

Pour Ghislain Picard, chef de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador, Serge Bouchard était un « géant qui s’est distingué sur l’importance de la place et de la contribution des Premières Nations dans l’histoire ».

« Je le vois vraiment comme quelqu’un qui était un esprit libre, dit Mark Fortier. Je l’entends dans toute l’amplitude de l’expression. Un esprit qui se donnait la liberté de penser, de se contredire, d’aller dans toutes les directions, très généreux. »

Radio et livres

À la radio de Radio-Canada, Serge Bouchard a multiplié pendant un quart de siècle les émissions en apparence très ciblées, mais qui trouvaient un public fidèle. Une épinette noire nommée DiéselDe remarquables oubliés et Les chemins de travers auront fait entendre un animateur hors norme — et à travers son timbre vibrant, d’innombrables voix dont on ne parlait effectivement pas ailleurs.

La radio fut certainement l’assise de sa renommée. « Il aimait le « microphone », comme il le disait, relève Mark Fortier. Cette dimension était importante. Mais il ne faut pas oublier que c’était aussi un grand essayiste. Son travail sur l’écriture était fondamental. Il tenait beaucoup à la rigueur, mais il était dans la tradition américaine du storytelling : raconter une histoire dans une forme narrative vivante. Il savait qu’une métaphore, que le style, pouvait aider à la compréhension d’un phénomène. »

Les titres de ses livres n’ont rien à envier à ceux de ses émissions : Les yeux tristes de mon camion, L’homme descend de l’ourse, Les corneilles ne sont pas les épouses des corbeaux… La plongée dans son univers débute dès la page couverture pour s’étirer dans le temps lent de ses réflexions et dans la précision d’une plume qui mettait en lumière un talent rare de conteur.

On lui doit aussi plusieurs livres coécrits avec Bernard Arcand (la série des Lieux communs) et avec sa dernière compagne, Marie-Christine Lévesque (Elles ont fait l’Amérique).

Son décès suit de quelques semaines la parution de ses deux derniers ouvrages. En mars dernier, il publiait Un café avec Marie, dans lequel il relatait notamment les derniers jours de sa compagne, morte durant cette pandémie. Le cancer aura d’ailleurs volé à Serge Bouchard les deux grands amours de sa vie : sa femme Ginette est morte à l’âge de 46 ans après avoir souffert de cinq cancers.

Puis, en avril, Serge Bouchard faisait paraître (avec Mark Fortier) Du diesel dans les veines : une adaptation de sa thèse de doctorat qui dresse un portrait du camionneur dans son habitat naturel et qui fait la radiographie de son imaginaire.

De novembre 1975 à octobre 1976, l’anthropologue avait accompagné, sur le siège du passager, une trentaine de camionneurs dans le Nord-Ouest québécois pour amasser la matière de sa thèse — et du futur livre.

Par son décès, « le Québec perd un grand sage », a noté le premier ministre François Legault. Justin Trudeau a évoqué un homme « d’une intelligence remarquable », dont les « réflexions continueront de nous éclairer encore longtemps. »

« Femmes, Premières Nations, gagne-petit : Serge Bouchard redonnait l’histoire à ses oublié-es », a pour sa part résumé la co-porte-parole de Québec solidaire Manon Massé : ce fut le sens de bien des réactions mardi. Un coup de chapeau général pour celui qui en portait si souvent.

Guillaume Bourgault-Côté, Le Devoir, 12 mai 2021

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