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4 octobre 2022

Sauver les bêtes, coûte que coûte

N’en déplaise à Perrette et son pot au lait, près de 500 chercheurs, éthiciens et philosophes condamnent l’amoralité de l’exploitation animale et réclament la fin de toute forme d’élevage, l’interdiction de la pêche et de la chasse, pour des raisons de justice entre espèces.

Deux chercheurs québécois en éthique sont notamment à l’origine de ce nouveau manifeste antispéciste (publié sur nos plateformes numériques) appuyé par quelque 473 chercheurs d’Europe, du Royaume-Uni et des États-Unis.

Publié simultanément par Le Devoir et Le Monde, cet appel, qui puise ses racines dans un courant bien ancré en Europe, se veut une suite à la Déclaration de Cambridge de 2012, où 14 neuroscientifiques ont stipulé que les animaux « non humains » avaient une conscience analogue à celle des humains.

Dix ans plus tard, cette nouvelle déclaration oppose un argument moral et éthique à toute forme de traitement discriminatoire ou d’injustice reposant sur l’appartenance à une espèce. « Dans la mesure où elle implique des violences et des dommages non nécessaires, nous déclarons que l’exploitation animale est injuste et moralement indéfendable », affirment les signataires.

« Ce n’est pas une déclaration végane, on se situe à un autre niveau. C’est une déclaration normative qui stipule qu’il est inacceptable de traiter les êtres non humains comme des choses ou de les exploiter », insiste Martin Gibert, co-instigateur de cette déclaration et chercheur en éthique de l’intelligence artificielle (IA) au Centre de recherche en éthique (CRÉ) à l’Université de Montréal.

Questionné sur le réalisme de cette position dans un monde où l’alimentation mondiale repose en grande partie sur l’élevage, M. Gibert estime que le devoir des philosophes est de considérer ce qui doit être « l’horizon collectif visé, même si ça s’oppose à la morale commune ».

Des sources lointaines

Les mouvements antispécistes contemporains puisent leurs sources dans de nombreux écrits, notamment mis en avant en 1975 par l’un des signataires de la Déclaration de Montréal, le philosophe australien Peter Singer. Opposé à toute forme de discrimination basée sur l’appartenance à une espèce, il a érigé en revanche la sensibilité comme facteur premier pour guider le traitement qui devrait être réservé aux espèces « non humaines ».

Née au Québec, mais bien enracinée en Europe avec des groupes militants comme L214 Éthique et Animaux — reconnu pour ses actions d’éclat menées contre le gavage des oies ou le sexage des poussins, contre des abattoirs ou des boucheries —, cette grille d’analyse du vivant assimile le spécisme à la lutte contre les autres formes de discrimination, dont le sexisme ou le racisme. « L’intelligence d’une espèce (comme l’humain) n’est pas un critère pertinent pour discriminer entre êtres vivants », relance Martin Gibert.

Inspirés par Singer, les antispécistes estiment que c’est plutôt la sentience, soit la capacité de ressentir la douleur ou le plaisir qui déterminent si certaines espèces (mammifères, poissons, oiseaux, etc.) héritent de droits fondamentaux, notamment celui à la vie. Cet a priori suppose l’arrêt de toutes formes d’exploitations animales (élevage, pêche, zoo, loisirs). « C’est radical. On a conscience d’être en avance sur le reste de la société, mais ça permet de faire avancer les mentalités », défend M. Gibert.

La Déclaration de Montréal, reprend l’éthicien, ne vise pas à stopper la cruauté animale, mais se veut pleinement abolitionniste. « À partir du moment où les animaux n’ont pas d’intérêt à être tués, ce n’est pas acceptable. Le fait d’être “élevé en liberté” ne rend pas la viande plus éthique », ajoute Valéry Giroux, co-instigatrice de la déclaration et directrice adjointe du Centre de recherche en éthique de l’Université de Montréal.

Certains groupes antispécistes, notamment PETA (People for Ethical Treatment of Animals) prônent davantage une approche pragmatique, visant à faire cesser certaines pratiques jugées dommageables pour les animaux dans les industries pharmaceutiques, agroalimentaires ou de la mode.

Une demi-mesure que n’appuient pas M. Gibert et Valéry Giroux. Interdire les calèches n’est pas antispéciste, invoque Valéry Giroux. « Ça n’empêche que la cruauté animale, mais pas la discrimination entre espèces, ni d’autres pratiques inacceptables. »

Sans dire un mot sur la chasse, les auteurs de la Déclaration de Montréal croient, comme la pêche, qu’elle n’est pas plus moralement acceptable. « Même si ça part d’une tradition, ce n’est pas plus éthique. S’il s’agit d’une chasse de survie, c’est différent, mais cela est marginal face aux 65 milliards d’animaux d’élevage abattus chaque année dans des conditions ignobles », relance Martin Gibert.

Les instigateurs de la Déclaration sont aussi muets sur quels droits doivent prévaloir lors d’éventuels conflits de droits entre humains et animaux « non humains ». Notamment sur la souffrance que pourrait entraîner l’arrêt de l’élevage ou de la pêche, privant certaines populations de sécurité alimentaire.

Jérôme Segal, auteur de Animal radical, maître de conférences à l’Université Paris Sorbonne, historien du mouvement antispéciste, croit que la Déclaration de Montréal pourrait marquer un tournant dans la façon de considérer les animaux. « Ce n’est certainement pas applicable, mais ça dessine les contours de ce que j’appellerais une utopie. Ça ne va pas se réaliser, mais ça indique le chemin à suivre », croit le professeur joint à Vienne, lui-même antispéciste.

« Une révolution éthique »

Mais pour Paul Sugy, auteur de L’extinction de l’homme, le projet fou des antispécistes, sous couvert de bonnes intentions, cette mouvance philosophique cache un raisonnement et un radicalisme beaucoup plus discutables. « Nous savons que plusieurs pratiques comme la corrida ou la chasse à courre sont condamnées à disparaître. Mais sur le fond, ce qui m’inquiète, c’est que l’antispécisme est une révolution intellectuelle majeure, et qu’on ne s’en rende pas compte par inculture. »

L’auteur dénonce l’idéologie sous-jacente qui suppose « une révolution éthique » et une mécanique de pensée « qui part du postulat que nous sommes plongés dans un dilemme moral et que l’antispécisme y mettra fin ».

Or, rien n’est plus faux, à son avis. Stopper l’élevage des animaux pourrait non seulement entraîner une souffrance humaine, mais aussi condamner des milliers de bêtes dépendantes de l’homme, voire les exposer à l’extinction. « C’est une posture morale qui ne se soucie pas du résultat final », dit-il, déplorant que les tenants de cette pensée qui se dit bienveillante n’aient pas à s’expliquer sur le fond du débat.

« Pour les antispécistes, nous sommes des animaux comme les autres. Or, cette révolution morale mène à une déconstruction de l’anthropologie. C’est une façon d’appréhender la souffrance qu’à l’aune de la biologie, alors que, dans le cas de l’homme, elle [la souffrance] est aussi culturelle, sociale, elle s’inscrit dans l’histoire et les mémoires. Comparer les chambres à gaz et les abattoirs n’a à cet égard aucun sens. » Il est possible de revoir notre rapport aux animaux sans être antispéciste, plaide-t-il.

Plusieurs autorités (dont la Ville de Montréal) interdisent notamment l’usage de calèches tirées par des chevaux, le limage des griffes des chats, les corridas, ou la cuisson des homards vifs dans l’eau bouillante (Suisse). Une loi rendra illégale en France la détention d’animaux sauvages à des fins de spectacles dès 2028, et à compter de 2026 pour les dauphins et les orques. Depuis 2021, les Français qui veulent adopter un animal de compagnie doivent remplir un « certificat d’engagement », les obligeant sous peine d’amende à respecter les besoins de leur animal.

Isabelle Paré, Le Devoir, 4 octobre 2022.

Photo: Renaud Philippe / Le Devoir

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