Revue d’histoire du XIXe siècle, 29 décembre 2010
Livre référence:
Révolutionnaires du Nouveau Monde
Ce livre est né « d’une escapade généalogique franco-québécoise en Bourgogne et des débats qui ont suivi entre petite et grande Histoire ». Inscrit dans la continuité de l’œuvre de Jean Maitron, il se veut aussi un guide permettant de mieux appréhender La Sociale en Amérique. Dictionnaire biographique du mouvement social francophone aux États-Unis (1848-1922), ouvrage dont Michel Cordillot a été le maître d’œuvre et qui a été primé aux États-Unis en 20051. Il s’agit au fond de mieux contextualiser l’histoire de ces Français immigrés militants. 1885 correspond au premier numéro de La Torpille, en Pennsylvanie, dont l’auteur est un ancien Communard, et 1922 voit la disparition de la Fédération socialiste française.
C’est en suivant l’itinéraire du Breton Louis Goaziou que le lecteur est convié à découvrir les paradoxes et difficultés de la minorité francophone militante immigrée aux États-Unis. Là-bas, le mouvement francophone, principalement anarchiste, inclut Belges, Luxembourgeois et Suisses, fédérés par la presse ; les liens avec les Canadiens francophones, très catholiques, sont en revanche plus complexes. Goaziou arrive en Amérique à seize ans, en 1880, sans un sou en poche, et sonaventurecommence dans les mines de Pennsylvanie où règne le « far west social ». Aujourd’hui, les journaux publiés par Goaziou sont les sources indispensables des rares historiens du mouvement socialiste francophone aux États-Unis, bien qu’une partie d’entre eux ait été brûlée par la fille de Goaziou, en 1950, durant la chasse aux sorcières maccarthyste. En 1901, Goaziou se rapproche du socialisme alors que le Parti socialiste d’Amérique (PSA), dirigé par Eugene Debs, voit le jour. Ce parti oblige ses adhérents à se faire naturaliser afin de pouvoir voter. Il participe aussi à l’intégration des francophones, tout en américanisant le socialisme « face à un paysage syndical éclaté ». Goaziou poursuit son engagement et fonde la Fédération maçonnique américaine du droit humain puis la Fédération socialiste de langue française, affiliée au PSA jusqu’à la Première Guerre Mondiale, qui constitue un moment de désengagement et de rupture. En 1916, le journal L’Union des travailleurs met la clé sous la porte et Goaziou, déchiré, part vivre dans le Colorado. Il décide de se consacrer à la franc-maçonnerie et devient un notable, élu président du Lion’s Club local. La révolution bolchevique et l’entrée en guerre des États-Unis font imploser le PSA. Dès 1920, la chasse aux « rouges » est officiellement ouverte. En 1922, la Fédération socialiste française ferme définitivement ses portes. Une époque s’achève avec la mise en place des quotas d’entrée sur le sol américain en 1921 et 1924. Paradoxalement, le militantisme des Français a largement contribué à leur insertion. Lorsque l’acculturation a fini de faire disparaître cette ethnie minoritaire, ses membres avaient largement intégré l’American way of life dont ils avaient pourtant longtemps été les pourfendeurs. Concernant la seconde génération, les articles de mise en garde dans la presse francophone n’ont pas pu empêcher la disparition de la langue française ; mais plus qu’une simple rupture, la différence intergénérationnelle fut une continuité vers l’américanisation.
L’histoire sociale des États-Unis est extrêmement lacunaire sur le rôle joué par la communauté française dans la construction de l’identité américaine, mélangeant de façon récurrente deux notions : être français et être francophone. Les Français d’Amérique, « minorité au sein d’une minorité, ignorée de la macro-histoire », ont inlassablement œuvré pour rassembler la diaspora francophone. En cinq chapitres thématiques très denses, Michel Cordillot veut extirper ces Français de l’anonymat, en analysant leurs rôles associatifs, sociaux, économiques et politiques avec un regard d’ethnologue et en excluant volontairement de son analyse les immigrés non politisés. Le « charismatique » Louis Goaziou, pour lequel l’auteur ne cache pas son admiration, est un exemple : il naît breton, se découvre français aux États-Unis, anarchiste et socialiste puis, naturalisé américain, devient un notable rallié au parti démocrate. Après un parcours paradoxalement digne d’un pur héros américain, il décède le 31 mars 1937. Ses funérailles furent célébrées en grande pompe.
Le coup de projecteur sur le lectorat et la presse francophone militante est un des précieux apports de ce petit livre qui pose la question de ce qui est constitutif du sentiment d’appartenance communautaire : est-ce l’endroit d’où l’on vient, celui où l’on vit ? Sont-ce les liens politiques, linguistiques ? La notion d’intégration est-elle thérapeutique ou mortifère ? Cette trop brève histoire apporte des éclairages complémentaires indispensables à une compréhension plus globale des nombreux paradoxes liés aux problématiques migratoires. On peut tout de même regretter que, « faute de place », Michel Cordillot ait exclu les années de construction du primo-socialisme en Amérique par les communautés françaises, dites utopiques, à partir de 1848.
Véronique Mendès