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25 novembre 2017

Serge Bouchard sur le long chemin de la résilience innue

« Aujourd’hui, les Innus voyagent à travers l’Amérique », souligne Serge Bouchard dans Le peuple rieur, en évoquant les nombreux périples que mènent de jeunes autochtones afin de se recueillir partout sur le continent, là où leurs frères et soeurs ont longtemps dû résister à des pouvoirs souhaitant « tuer l’Indien dans l’enfant ».

« Aurais-tu cru, Serge, que les Innus se rendraient un jour aussi loin à l’autre bout de la planète, au-delà de la Grande Eau ? » lui réplique avec un sourire que l’on devine taquin Natasha Kanapé Fontaine, dans une lettre écrite à l’invitation du Devoir depuis Aotearoa — le nom maori de la Nouvelle-Zélande — où la poète séjournait au cours des dernières semaines.

« J’en étais sûr, que les Innus iraient aussi loin qu’en Nouvelle-Zélande », répond au bout du fil le principal intéressé, en appuyant de sa gravissime voix de mammouth laineux sur le mot « sûr ». C’est que Serge Bouchard connaît intimement la résilience et la soif de vivre de ce peuple dont il faisait la rencontre à la fin des années 1960.

Une relation féconde dont Le peuple rieur (cosigné par Marie-Christine Lévesque) trace la chronique, en emboîtant la petite histoire d’un chercheur en visite au Nitassinan, le pays des Innus, dans celle, tragique et lumineuse, d’une nation ayant obstinément refusé d’être reléguée au passé, malgré les efforts sournois et obstinés du colonisateur européen ou du gouvernement canadien.

«Les Innus aiment la musique», Serge Jauvin, 1982

Ce texte à la fois savant et intime, que Bouchard décrit comme une lettre d’amour, s’érige ainsi en salutaire ouvrage de vulgarisation à l’heure où le Québec médiatique mesure l’étendue de sa méconnaissance des Premières Nations et multiplie les périphrases pour désigner sans risquer la bourde les indigènes, les autochtones ou les premiers occupants. Un quant-à-soi respectueux, s’étant heureusement substitué à un mépris historique, mais sur lequel un dialogue digne de ce nom ne peut éclore, regrette le coanimateur de l’émission C’est fou et récent lauréat d’un Prix du Gouverneur général pour son essai Les yeux tristes de mon camion (Boréal).

« Oui, l’histoire est très lourde entre Québécois et Innus, reconnaît-il. Ça vient avec certaines tensions, mais s’il y a bien une chose qu’il faut laisser tomber, c’est sa garde. Nous sommes tous des humains, et quand on a dans l’œil le respect nécessaire, les relations entre les gens et les cultures deviennent des choses formidables. Il faut plonger. »

«Mon grand-père me raconte», Serge Jauvin, 1983

« Ce que ce livre dit, c’est arrêtons d’inventer des mots pour toujours éviter le problème », poursuit celui pour qui il vaut mieux investir dans la réelle écoute de l’autre plutôt que dans les formules figées, tout aussi bienveillantes soient-elles. « Le wishful thinking, ça existe depuis longtemps. C’est dans l’Ouest, un des milieux les plus durs à l’égard des Premières Nations, qu’on a développé ces petites phrases de réparation. On essaie de corriger le passé avec de telles phrases, mais quelles sont les conséquences de telles phrases ? Il n’y en a pas. Dans la bouche de nos politiciens, ce sont des phrases creuses et vides. »

À la posture en apparence noble, mais parfois hypocrite, de la prudencelexicale, Serge Bouchard préfère celle de l’authenticité totale, au risque d’écailler l’épais vernis du politiquement correct.

«Vieille Mme Saint-Onge», Paul Provencher, 1954, Musée régional de la Côte-Nord, Fonds Paul Provencher

« J’utilise dans ce livre le mot “indien”, ou le mot “sauvage”, et je ne me sens pas mal à l’aise », assure le jeune septuagénaire quant à ce choix que certains qualifieront sans doute de problématique, « mais j’aime encore plus qu’on parle des Innus, des Eeyous, des Anichinabés, des Attikameks ou des Hurons-Wendat. Je préfère qu’on parle de leurs vraies identités. Moi, si j’étais Innu, ce que je trouverais ben plus insultant que de me faire appeler Indien, c’est de me faire appeler autochtone, parce que c’est une catégorie vague et générale qui dit rien pantoute sur le plan culturel. »

Du canot de son ami Michel Mollen jusqu’à la table des aînés où on l’invitait à s’asseoir il y a quelques années, lors de l’inauguration officielle de la Maison de la culture innue à Ekuanitshit (Mingan), Serge Bouchard raconte donc surtout ici une chaleureuse amitié tissée de nombreux fous rires et de silences qui rassérènent. « Tant d’anthropologues, tant d’ethnographes ont fait l’erreur de nous prendre pour de la chair à recherches », écrit Natasha Kanapé Fontaine dans sa lettre célébrant un contre-exemple parfait de ce qu’elle dénonce.

«L’apprentissage», Serge Jauvin, 1982

« On a toujours voulu les faire disparaître, les Innus. On a toujours combattu leur indienneté, et tu sais quoi ? Ils sont encore là ! Ils. Sont. Encore. Là », répétera à plusieurs reprises au cours de notre entretien le communicateur, ému et étonné. « Les Innus sont en train de se remettre du coup fatal de la sédentarisation, des réserves, qui a failli les tuer. On est dans la renaissance totale chez les Innus, beaucoup grâce aux jeunes artistes. Il y a encore beaucoup de travail à faire, mais la nouvelle culture innue se bat pour exister et pour retourner l’histoire à l’envers. »

Ils seront là demain, promet avec optimisme, bien que sans jovialisme, l’épilogue du Peuple rieur. « Beaucoup de belles paroles sont prononcées ces temps-ci par nos dirigeants. Plusieurs prises de conscience émergent, mais encore très peu de réelles politiques. Je vois un intérêt palpable chez les Québécois pour les Indiens, mais il y a encore beaucoup d’ignorance. On reconnaît davantage leur existence, mais on n’en sait pas toujours plus sur ce qu’ils sont. »

[…]

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Dominic Tardif, Le Devoir, 25 novembre 2017

Photo: «Chanteurs et joueurs de teueikan, rassemblement des aînés de Nutashkuan», Luc Leclerc, 2016

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