ACTUALITÉS

24 janvier 2016

Réfractions no 18, printemps 2007

Livre référence:
Pour une anthropologie anarchiste

Un ethnologue chez les anars

Pour une anthropologie anarchiste offre un double intérêt : il redonne à l’étude des sociétés « premières » la place qu’elles méritent dans la réflexion sur le monde et il incite les lecteurs libertaires à renouveler cette tradition. Il est très rare qu’un petit ouvrage aborde autant de thèmes aussi variés que l’imaginaire de l’État et celui du contre pouvoir, la place de l’ethnologie dans le monde actuel et, ce qui est encore plus atypique, son héritage libertaire. Il entraîne ainsi le lecteur à réfléchir sur les rapports entre les imaginaires collectifs militants et les processus de décision au sein du mouvement social international1.

L’auteur affronte l’épineuse question des différences pour montrer les continuités : à rendre ces peuples parfaitement exotiques, l’on se prive d’en tirer des leçons applicables à nos sociétés dites « civilisées ».

Il propose pour cela d’inventer une anthropologie anarchiste, débarque sur un certain nombre de plages qui font partie du paysage libertaire, élargit l’horizon des ethnologues et les achemine vers le grand public. Il ne s’agit donc pas d’inféoder cette discipline à une orientation idéologique ni même d’y créer un périmètre plus ou moins spécialisé, mais au contraire d’élargir son champ d’observation et de ciseler ses outils. Son propos est d’inviter les collègues à élargir leurs méthodes, à les appliquer aux mouvements sociaux contemporains.

Il ouvre donc de nouvelles pistes à tous ceux qui, à leur modeste échelon, veulent empêcher le monde de tourner en rond. Car il s’adresse aussi aux militants, dans un style parfaitement clair, et montre tout l’apport de ces peuples à leurs problèmes contemporains.

Bref, ce livre côtoie l’actualité internationale, il est riche en enseignements ; son prix réduit le met à la portée de toutes les bourses. Que demander de plus ?

Un questionnement premier
Commençons par l’exotisme, celui de l’altérité des sociétés sans écriture. Et rappelons que la « découverte » de celles-ci, en Amérique, provoqua une aventure intellectuelle. L’explosion de l’intérêt pour l’étude des peuples nouvellement découverts remit en question les idées de l’époque. L’Europe se compara avec ces sociétés. Elle s’en servit pour justifier ses propres institutions, mais parfois aussi pour les critiquer ou même les discréditer. Au-delà du questionnement des mœurs et des conceptions politiques et sociales prévalentes, le souffle de cette éruption nouvelle atteignit les écoles de philosophie. Grâce, en particulier, à Bartolomé de Las Casas (1474–1566), se développa la thèse de la « liberté naturelle » des Indiens d’Amérique, qui allait contribuer, plus tard, à l’élaboration de la théorie des droits de l’homme.

Dès le début, observateurs et savants se mirent donc à l’école de ces sociétés. Ils s’emparèrent de leur savoir médical, de leurs connaissances botaniques et autres, tout en continuant à les traiter comme des peuplades « restées au stade de l’antiquité », « archaïques », « primitives », « a-historiques » ou « proches de la nature ». Puis, une fois le savoir engrangé, l’heure des curiosités passa, les philosophes se désintéressèrent du sujet et abandonnèrent la réflexion aux spécialistes, ethnographes et ethnologues. Le monde des sociétés sans écriture ne fait désormais plus recette que dans des revues spécialisées.

L’ethnologie, que les anglophones appellent « anthropology », s’est donc créée sous les drapeaux du colonialisme et d’un impérialisme sans scrupule2. Depuis, elle tente de s’en affranchir et prend souvent aujourd’hui la défense du faible contre le fort, du menu fretin contre les princes. Ses chercheurs élèvent la voix en faveur de ces peuples menacés dans leur ressources vitales. Au demeurant, cet esprit progressiste est trop discret, sans commune mesure avec, par exemple, les antiennes serinées chaque jour par les économistes ; tout se passe, dit Graeber, comme s’il fallait cacher un secret honteux.

Pourquoi un tel désintérêt ? Assurément, les sociétés modernes vivent à une autre échelle. Elles sont industrialisées, technicisées et surdimensionnées. Nos nations et nos mégapoles ont des populations sans commune mesure avec ces sociétés restreintes, isolées, tandis que nos sociétés étatiques sont en voie de mondialisation. Néanmoins, Graeber estime que la modernité et la postmodernité ont introduit de nouvelles potentialités, mais qu’elles n’ont pas changé les options de base de la vie politique ou sociale. Il se propose surtout de démontrer qu’il existe des éléments comparables avec les collectivités anciennes. Et il va pour cela aborder une distinction majeure sur laquelle s’est fondée l’ethnologie : celle entre les sociétés fondées sur les systèmes de parenté et les sociétés étatiques.

Les systèmes de parenté
La parentalité se transforme à notre époque : le conjugal est remplacé par le sexuel, le couple ne suppose plus la différence des sexes, la dyade parentale est parfois remplacée par une parenté plurielle (gestation par autrui, co-parentalité chez les homosexuels). Mais chacun ne fait pas ce qu’il veut. Tout cela s’inscrit nécessairement dans une remise en cause des normes. On aboutit à une reformulation du symbolique. Que de formes a revêtu cette cérémonie plurimillénaire qu’est le mariage3 !

L’évolution des moeurs n’a pourtant pas modifié les formes élémentaires de classement des imaginaires collectifs. Graeber note que ces mêmes individus qui considèrent comme « primitives » les sociétés fondées sur la parenté, les lignées et les clans, parlent sans complexe de « races »—c’est-à-dire de groupes qui descendraient d’une lignée commune, visible par la peau et le sang ; le communautarisme ethnique ou religieux, tout comme le racisme, ressemblent étrangement au système clanique classique, bien que ce soit au niveau des fantasmes et à l’échelle mondiale.

Rappelons aussi qu’il existe des peuples sans État, comme les Kurdes, les Touaregs ou les Tsiganes, sans parler des minorités diverses au sein des nations. De même, les diasporas arméniennes ou juives ne font pas nécessairement allégeance à un État commun, et cela n’enlève rien à leur modernité.

Un système de parenté apparaît aussi dans nos sociétés occidentales (52–3)4 : interdiction de l’inceste, régulation de la circulation des femmes, relations entre les « sexes » sont discutées sans répit (52–3). Graeber rappelle aussi comment la classe dominante dispose des moyens de marier ses enfants « convenablement », c’est-à-dire de transférer ses privilèges à sa descendance : elle fonctionne donc bien, elle aussi, sur des structures de parenté.

Ainsi, l’État n’est pas le fondement ultime de l’ordre social : bien d’autres agents sont à l’oeuvre. Néanmoins, si nos sociétés se caractérisent comme étant des nations étatiques, cette particularité mérite d’être examinée de plus près.

L’État comme utopie et comme réalité
Les sociétés dites archaïques connaissent diverses manières d’échapper à l’État. Les unes lui accordent tous les gestes cérémoniaux qu’il souhaite, mais pratiquent la stratégie de l’anguille : elles filent entre ses doigts. Les fuites prennent les formes les plus diverses : exode massif, rotation du personnel, départ vers les marges du système. Bref, ce qu’on ne peut détruire est « gelé, transformé et graduellement privé de sa substance, ce qui dans le cas des États est, en dernier ressort, leur capacité d’inspirer la terreur » (63). Et de nos jours, si les sociétés non étatiques sont plus ou moins balayées par la mondialisation, dans un nombre important de pays l’État n’apparaît plus que comme l’ombre de lui-même5.

En ce qui concerne les sociétés modernes, l’avènement des nations s’est souvent opéré avec des appareils étatiques très embryonnaires et qui le sont restés pendant de longues périodes. Bien des sociétés monarchiques ou despotiques du passé n’ont eu qu’un potentat dont la sphère d’influence ne dépassait pas quelques coudées autour de lui. Une carte ethnographique de tous les circuits du pouvoir amènerait à repenser l’État : il est parfaitement possible d’avoir des rois, des nobles et des protocoles aristocratiques, voire des démocraties, sans qu’il y ait un État au sens habituel du terme.

Qu’en est-il aujourd’hui de nos démocraties ? Le Président de la République française n’a pas grand pouvoir sur Marseille ou Strasbourg. Quant à ce qu’on désigne comme l’appareil étatique, ses pouvoirs sur les multinationales sont singulièrement limités6.

Si des entités politiques que nous croyons être des États ne le sont pas, que sont-elles ? Graeber ne répond pas directement à cette question mais apporte une contribution originale à la définition de l’État. Il caractérise cette institution par un double caractère : c’est un projet utopique et un système institutionnalisé de prédation.

Chaque société se construit un imaginaire collectif qui se présente comme étant sa « réalité ». La plupart des « souverains » des temps passés n’étaient pas chefs d’État, mais ils avaient réussi à s’attribuer une dimension cosmique. Et les sujets d’une même entité politique se décrivent comme distincts du reste de la Terre.

Ainsi Hérodote décrit-il l’affrontement entre un Empire perse fondé sur le pouvoir absolu et une démocratie athénienne dotée d’un idéal de liberté civique et d’égalité. Pourtant, le contrôle exercé sur la population perse était loin d’être aussi absolu que celui des Athéniens sur leurs esclaves ou des Spartes sur les Laconiens.

Comment l’imaginaire fonctionne-t-il lorsque les souverainetés locales disparaissent ? De nos jours, si les sociétés non étatiques sont plus ou moins balayées par la mondialisation, dans un nombre important de pays l’État n’apparaît plus que comme l’ombre de lui-même. Graeber note ironiquement que plus la domination de l’État se réduit, plus elle s’entoure d’apparat.

On peut se demander si cette remarque est fondée. La réduction concrète des pouvoirs de l’État au profit d’un accroissement de son rôle dans l’imagination collective est loin de signifier un déclin de son emprise, bien au contraire. La phase actuelle de l’Union européenne et la multiplication des instances internationales en est un exemple : un nombre toujours plus grand de lois sont décidées hors du champ national. Et pourtant, la fonction totémique de l’État s’en va en augmentant. À l’instar de l’Amérique de Georges W. Bush, ce sont les appareils étatiques qui tranchent le bien du mal, le moral de l’immoral, le permis du défendu, par exemple en matière de relations homosexuelles ; ce sont ces appareils qui établissent les normes éthiques, voire religieuses, des diverses nations.

Si l’opposition entre l’imaginaire étatique et son fonctionnement concret est un intéressant défi posé à tous les observateurs de la société, la description de cette dialectique mériterait de nouvelles recherches. Les fonctions de l’État sont multiples, à commencer par la gestion des services publics et ce qu’on a appelé l’État-Providence7.

Or l’ouvrage donne l’impression de limiter l’appareil d’État à ses plus hauts dirigeants. Graeber affirme que le système est cohérent jusque dans ses « stupidités », par exemple dans ses structures idéologiques ou dans la logique de ses sélections. Il est vrai que les conflits importants entre les appareils subalternes n’affaiblissent pas l’emprise des divers prédateurs, même si parfois ils entrouvrent des interstices par lesquels peuvent se glisser les groupes ou les individus les plus astucieux.

On peut cependant regretter qu’il n’y ait pas de mention du lien entre l’État et la démographie. Dans l’interview mentionnée plus haut, Clastres soutenait que la présence ou l’absence de l’État explique cette différence dans la taille de la population. Selon lui, l’État empêcherait les guerres civiles et la production du multiple, comme c’est le cas dans les sociétés primitives, qui se scindent lorsqu’elles deviennent trop grandes8.

Il serait aussi souhaitable de voir le regard ethnologique se porter sur les collectifs de direction des multinationales et des technobureaucraties, peut-être trop oubliées. Cette absence n’est pas particulière aux ethnographes : les spécialistes de la civilisation des États-Unis ne mènent guère de travaux sur les multinationales. Il existe pourtant une culture IBM ou Macdonald. Les groupes de pression, les rapports entre financiers et hommes d’État ne peuvent être laissés aux discussions éclairées mais peu éclairantes des seuls politologues ou des écoles de management. Si l’étude des dominés leur permet de mieux se comprendre, elle peut aussi servir aux dominants pour mieux les manipuler. Pourquoi ne pas leur rendre la politesse ?

Ce rôle éminent du symbolique déborde évidemment la seule question de l’État pour englober l’ensemble de l’approche du politique. On pourrait discuter de la distinction que fait Bourdieu entre les individus enfermés dans des expériences uniques, qui ne maîtrisent donc pas le discours symbolique et ne peuvent donc accéder à ce regard global qui est le propre du pouvoir, et ceux qui au contraire disposent du capital symbolique qui leur assure une certaine maîtrise de l’imaginaire collectif. Nous entrons ainsi dans tout le débat ouvert sur l’entrée dans le symbolique, débat où l’on pourrait retrouver Lacan ou Foucault ou encore les analyses de la psychologie cognitive, mais aussi Zerzan ou Chomsky.

L’examen de l’utopie étatique doit éviter de tomber dans le piège d’un imaginaire qui se prétendrait irrésistible, voire scientifique (comme ce fut le cas de l’URSS). Il doit donc inclure l’étude pragmatique des rouages du pouvoir, en cherchant s’il existe ou non une correspondance entre la totalité imaginée et le contrôle bureaucratique existant qui s’exerce sur la population d’un territoire donné.

La plupart des gens dominés ne voient quotidiennement que les incursions d’une élite de prédateurs (66). Cette situation est possible dans la société étatique parce que tout le pouvoir est d’un seul côtén : la violence est donc inscrite dans la structure de l’État puisque, par essence, il en a le monopole.

Graeber juge que, contrairement aux croyances populaires, les bureaucraties ne créent pas des situations stupides : elles ne font que gérer des situations forcément absurdes puisque leur caractère rébarbatif résulte de cette violence structurelle. On peut toutefois se demander si ce point de vue n’est pas quelque peu optimiste.

La force peut se permettre d’être arbitraire et tout le monde le sait. Les électeurs d’une démocratie discutent du choix de leurs candidats mais ne se posent même pas la question de savoir comment ils ont été sélectionnés et moins encore comment ils pourront contrôler les élus.

L’ethnocentrisme occidental
Graeber remet moins en cause le caractère conservateur des collègues des autres sciences humaines que leur chauvinisme latent. Économistes ou philosophes se moquent éperdument de la manière dont vivent ou ont vécu les sociétés d’autres époques, c’est-à-dire de la quasi totalité de l’histoire de l’humanité depuis ses origines (96). Pour ces disciplines, tout se passe comme si les principaux concepts n’avaient été élaborés que par Platon, Hegel ou Adam Smith, et qu’ils n’avaient jamais été discutés valablement en dehors de ces traditions occidentales.

Mais surtout elles sont ethnocentriques. Héritières des monothéismes, elles estiment que leurs valeurs sont universelles et doivent être imposées partout, comme jadis les missionnaires qui harcelaient « les sauvages » pour qu’ils cachent leur nudité. En somme, l’homme civilisé se pense fondamentalement différent des peuples qui l’entourent, et même de 98 % de l’espèce humaine.

Il y a une part de vérité à cette distanciation, dans la mesure où l’on établit des typologies qui ne sont ni dogmatiques ni exclusives ni factuelles, mais qu’on ne les considère que comme des épures abstraites qui n’épuisent pas la réalité. Mais au niveau de l’éthique, nous avons tort de croire que le refus de toute domination et la défense des libertés sont des droits naturels ou des acquis de notre civilisation ; ces aspirations et ces principes « universels » sont des artefacts construits par nos institutions, légitimés par elles et intériorisés en premier lieu par ses membres. Oui, nous les avons construits, mais d’autres en ont fait autant9.

Pour tout dire, la « supériorité » européenne peut aussi être considérée comme une monstruosité : quels autres peuples ont-ils commis autant de génocides que les Européens du 16e ou du 17e siècle qui déportèrent des millions de personnes dans les Andes ou au Mexique et les firent travailler dans des conditions indescriptibles dans les mines ? ou qui kidnappèrent une portion significative de la population africaine et la réduisirent en esclavage ? D’autres gouvernants, dans des positions similaires, par exemple la dynastie Ming du 15e siècle, n’auraient jamais eu l’idée de faire une chose pareille (49).

Une observation non paternaliste des sociétés sans État remet en cause et enrichit la réflexion contemporaine. Graeber retient trois aspects, d’ailleurs liés : la formation de l’État, les contre pouvoirs et les systèmes de décision.

Les modèles archaïques
Il n’est nullement question d’ériger un modèle révolutionnaire, qu’il soit prolétarien, tiers-mondialiste ou archaïque. Le débat théorique se pose sur les modes de fonctionnement du politique, et d’abord de l’émergence d’un système hiérarchique et de la domination.

Graeber rappelle que l’ethnologue Pierre Clastres soutient qu’il existe des mythes dont la fonction est de protéger telle ou telle société de certaines tentations de domination (26–29) et que l’émergence de l’État pouvait venir des institutions religieuses. Mais il trouve Clastres bien naïf (39). Comment les Amazoniens pouvaient-ils s’organiser contre l’émergence de quelque chose qu’ils n’avaient pas expérimenté ? Et que dire du viol collectif des femmes qui ne respectent pas les rôles propres à leur sexe ?

Aucun esprit libertaire ne pourrait tolérer une telle situation, fort évidemment. Mais on peut répondre à Graeber qu’il reste à vérifier si, dans le cas des viols, les normes sont imposées par la société toute entière ou si elles viennent d’un groupe particulier, celui des hommes. Clastres a répondu par avance à l’objection de Graeber en soulignant que les rôles de chaque sexe « sont des normes soutenues par la société entière, ce ne sont pas des normes imposées par un groupe particulier à l’ensemble de la société. Ce sont les normes de la société elle-même ; ce sont les normes à travers lesquelles la société se maintient ; ce sont les normes que tout le monde respecte ; elles ne sont imposées par personne10 ».

Et en ce qui concerne l’émergence de l’État, Jacques Rancière rappelle que « le fait que les humains obéissent un peu partout à des chefs n’implique en rien l’existence d’une sphère politique11 ». Celle-ci suppose une certaine découpe de la vie sociale, et l’autonomisation de l’appareil de pouvoir.

Clastres va même plus loin. Il souligne que l’État suppose une hiérarchie. Or les sociétés primitives, refusant toute hiérarchie, établissent un lieu de pouvoir—le chef—afin de le contrôler.

Les sociétés non étatiques ont beaucoup à nous apprendre en matière de pouvoir, y compris, comme on le verra plus loin, en matière de démocratie. Mais ce qui est particulièrement intéressant, pour toute opposition radicale aux régimes politiques et aux systèmes économiques dominants, c’est d’apprendre qu’il existe aussi des contre-pouvoirs dans ces collectivités sans État. L’institution dominante de ces sociétés est un imaginaire qui instaure aussi un contre-pouvoir. Il existe des mythes dont la fonction est de protéger telle ou telle société de certaines tentations de domination (26–29). Évidemment, si le contre-pouvoir est d’abord dans l’imaginaire (35), lui aussi peut être captivé par des fantasmes apocalyptiques (32).

On observe donc dans les peuples non-étatiques un imaginaire des oppositions, notamment à propos des mouvements sociaux et des révolutions. Voilà, dit Graeber, qui délivre les esprits contestataires de l’obligation de ne regarder que les deux cents ans de l’histoire occidentale. Il cite, par exemple, les Tsimihety, qu’il a étudiés dans le nord-ouest de Madagascar. Ce groupe, résolument égalitaire, rejeta l’autorité de la monarchie ; quand le pays fut colonisé par la France, il envoya les anciens négocier avec les autorités françaises. Celles-ci découvrirent après coup que tout le village près duquel ils voulaient construire une route avait été totalement abandonné. Or cette population, aujourd’hui considérée comme une ethnie, est en fait née d’un projet politique qui les amène à aller vivre ailleurs.

Ainsi se trouve mise à nu une rhétorique de récupération par une collectivité rétive aux institutions étatiques. Son désir de vivre dans une communauté libre a été officialisé par le terme de groupe ethnique. Le projet s’est ossifié en identité, avec des vérités spécifiques devenues évidentes. Cette ethnogenèse montre comment des mouvements libérateurs peuvent se structurer en nationalismes ou en d’autres formes. Mais leurs révolutions sont soft : ils se gardent bien d’agiter des drapeaux rouges et noirs et prétendent que rien n’a changé. Les médias s’empressent d’ailleurs de le croire, qui présentent comme des « revendications indigènes » ce qui n’est autre que la reprise en main par une population de son destin particulier.

On peut de tout ceci tirer deux conclusions. En premier lieu, la nécessité de critiquer cet ethnocentrisme plus ou moins inconscient qui consiste à projeter nos idées sur les sociétés « premières ». L’idée qu’hors de l’Occident il n’y a pas de salut conduit à tout juger selon nos critères. On transpose nos idées à des mentalités et des époques qui leur sont tout à fait éloignées, ou on exagère nos différences. On ne peut sans imprudence imposer nos schémas sur d’autres populations, comme certains Jésuites de jadis qui voyaient dans les Indiens d’Amérique des princes et des princesses. Inversement, les précautions intellectuelles qui s’imposent a priori à l’immodestie des modernes et des post-modernes soulignent la permanence de certaines valeurs, même si celles-ci sont agencées sur d’autres systèmes de pensée que les nôtres.

En second lieu, il faut souligner que l’imaginaire collectif est une force ambivalente, parce que le désir humain est toujours volage, le travail, la sexualité et la reproduction de la vie sont pleins d’incertitudes, et la mort est toujours là (31). Et ceci s’applique aussi à l’imaginaire des courants anarchistes.

La filière libertaire
On peut se demander avec Graeber pourquoi l’ethnologie n’a pas suscité plus de théoriciens de l’anarchie, puisqu’elle a étudié tant de sociétés sans État. On peut cependant relever deux auteurs particulièrement célébrés dans les milieux anarchisants : Pierre Clastres et Marshall Sahlins.

On a vu que le premier, dans La Société contre l’État, a mis à mal le mythe selon lequel l’absence d’État dans les sociétés archaïques est une preuve qu’elles sont moins évoluées que les nôtres. Selon lui, au contraire, il a existé des collectivités qui se protégeaient contre l’émergence de cette institution. Elles surveillaient leurs chefs plus que tout autre individu, et prenaient leur décision de manière relativement égalitaire. Le second, dans La Société d’abondance, a sapé un autre mythe, celui que l’homme préhistorique était hanté par les problèmes de survie ; au contraire, il jouissait d’une relative affluence de biens. Son second ouvrage12, Culture and Practical Reason, reproche à l’ethnologie contemporaine d’imposer ses concepts de raison instrumentale dans ses interprétations de la « raison culturelle » des sociétés tribales.

Ces deux auteurs ne sont pas les seuls à poser les jalons d’une ethnologie libertaire. Graeber mentionne aussi deux autres théoriciens, qui se rangent d’ailleurs parmi les plus importants dans leur discipline : Radcliffe-Brown et Marcel Mauss. Le premier admirait Kropotkine dans sa jeunesse, au point que ses camarades l’appelaient « Anarchy Brown ». Ce n’est sans doute pas un hasard si, plus tard, il s’intéressa aux formes non étatiques de maintien de l’ordre.

C’est surtout Mauss qui reste une figure exemplaire, au point que Graeber en présente une lecture libertaire. Socialiste révolutionnaire, il géra presque toute sa vie une coopérative parisienne de consommateurs. Son fameux Essai sur le don fut écrit en réaction contre Lénine qui venait de réintroduire le système du marché en Union Soviétique. Contre tous les manuels d’économie, il démontrait que le troc n’avait jamais existé, que l’origine de tout contrat était dans le communisme, qui consiste en un engagement inconditionnel à servir les besoins d’autrui (18). Il estimait que l’idéal communisme ne se décrète pas d’en-haut, par l’État, mais se construit par le bas, en mettant l’aide mutuelle et l’auto-organisation, au coeur du vieux système.

L’objectif de Fragments n’est pas d’inventer un panthéon d’ethnologues libertaires ou d’établir un textbook, ces recueils de textes édifiants que l’on propose aux étudiants débutants. Il est de montrer l’actualité des pratiques égalitaires de ces collectivités traditionnelles, les leçons que peut en tirer le mouvement social contemporain et d’élargir la réflexion et les champs d’application de sa discipline. Néanmoins, il aurait aussi pu mentionner l’ethnologue canadien contemporain, Harold B. Barclay, auteur de nombreux travaux sur les sociétés sans État, mal connu dans les milieux francophones.

Il faut espérer que les futurs ethnologues continueront leurs enquêtes dans l’esprit d’autres travaux dignes d’intérêt comme les recherches sur la société des Nuer, entrepris par Evans-Pritchard, lequel fut influencé par Radcliffe-Brown13, ou encore celles de Colin Turnbull14, publiées dans The Forest People, grand classique sur les Pygmées, ouvrage qui fut accusé de « romantisme » par ceux que son point de vue embarrassait, mais qu’un autre chercheur qui a vécu parmi les Pygmées, Pierre Jouventin, peut nous confirmer15. Citons encore deux autres études intéressantes, celles de J. Middleton et D. Tait16 (dir.), Tribes without rulers : Studies in African Segmentary Systems, et Ashley Montagu17, Learning Non-aggression : The Experience of Non-literate Societies. Enfin, même s’ils ne sont pas tous d’égale valeur, des articles parus dans la revue the Fifth Estate mériteraient un examen.

Si du côté des ethnologues on ne s’intéresse que marginalement aux théories anarchistes, qu’en est-il de la réflexion libertaire ? Ce fut le propre des grands penseurs du 19e siècle, les Kropotkine, les Élisée Reclus, dont il faut rappeler qu’un des frères, Élie, se fit ethnologue, de ne pas se cantonner à l’étude des sociétés occidentales. Après tout, quatre mille ans de civilisations, de nations et d’empires, ne constituent que de courts épisodes, pas même 1 % de l’histoire de l’humanité. Ces chercheurs ne limitèrent pas leur réflexion aux l’histoire des civilisations, ils affrontèrent aussi la préhistoire et les sociétés les plus mal connues pour saisir l’espèce humaine dans la globalité de son évolution. Ils ne se considéraient pas non plus comme des inventeurs d’une nouvelle doctrine ; ils présumaient avec raison que les principes de base de l’anarchie—l’entraide, l’association volontaire, l’auto-organisation—étaient aussi anciens que l’humanité (3). Ils étudièrent ces expériences afin de mieux comprendre le fonctionnement de collectivités égalitaires et, surtout, les rapports des humains avec leur Terre. Ils remarquèrent les grands décalages, les discontinuités, mais également des constantes. Hélas, ils ne sont plus guère suivis.

L’atrophie contemporaine de la pensée anarchiste classique
On s’accorde à reconnaître un déclin des mouvements libertaires au cours du vingtième siècle du fait de la Première Guerre mondiale, de l’influence et du prestige de la Révolution soviétique et de l’essor du fascisme. On a moins étudié la dégénérescence quasi planétaire du mouvement social : déclin des mouvements pacifistes, fuite dans la politique politicienne, rejet de l’utopie, etc. Et l’on a refusé de voir que cette régression a pu avoir des conséquences sur la pensée libertaire des masses, qui se sont imprégnées de la langue de bois du gauchisme, aux revendications purement négatives de slogans révolutionnaires sans aucun contenu, de jacobinisme et de volonté centralisatrice, et même d’un démocratisme démagogique, à la recherche d’un impossible consensus. Car les démocraties ont des opinions publiques parce qu’elles n’ont aucune idée. Les accords consensuels ne font le plus souvent qu’inverser les idéologies dominantes quand ils ne transforment pas les militants en moutons.

Il suffit de regarder les définitions de l’anarchisme qui ont progressivement dominé dans les dictionnaires du grand public mais aussi dans les publications anarchistes pour constater qu’elles se sont de plus en plus figées sur le seul refus de l’État, ce qui ne pouvait manquer de donner des armes aux futurs anarcho-capitalistes18. Il a fallu qu’apparaissent les divers mouvement de libération sexuelle et autre, ainsi que des penseurs influents comme Michel Foucault, pour qu’on en revienne à s’interroger sur les multiples formes de domination.

Il n’est pas question, bien sûr, de tirer sur les ambulanciers. Des figures de première importance, comme Emma Goldman ou certains Situationnistes, ne se sont pas contentées de maintenir les idées traditionnelles, elles ont été créatives, aussi. Il est clair que le petit nombre de survivants les a contraint de sauvegarder le patrimoine, ce qui a été une tâche à plein temps qui a, sans aucun doute, inhibé les innovations et les indispensables adaptations à un monde en changement perpétuel.

Néanmoins, c’est sans doute à juste titre que Graeber reproche leur ethnocentrisme à certains théoriciens anarchistes de la fin du 20e siècle. À part une discussion ponctuelle sur les sociétés sans État, leur réflexion s’est cantonnée à l’histoire occidentale quand ce n’est pas à celle du seul mouvement organisé qui se réclame de ces idées. Souffrant de myopie, ces penseurs sans doute admirables ressemblent pourtant à un cycliste qui, obnubilé par les tracés de son chemin, en oublie le paysage. Les exceptions existent, mais elles ont été minoritaires dans la littérature du mouvement19. Les luttes parfois héroïques des militants de cette époque n’ont pas été accompagnées d’une réflexion ni d’une rhétorique à la même hauteur. Sans doute étaient-ils isolés, mais s’intéressaient-ils à d’autres conceptions du monde que la leur ? Avaient-ils quelque chose à apprendre de ces gens qui n’ont connu ni le Siècle des Lumières ni nos Glorieuses Révolutions ?

Graeber critique, par exemple, l’idée que la démocratie serait née à Athènes et que des décisions communes, entre égaux, n’auraient jamais existé ailleurs. Il cite l’écologiste Murray Bookchin, qui défend l’originalité de l’agora, ce carrefour grec placé au centre de la ville, qui servait entre autres de forum où se prenaient les décisions collectives concernant la cité ; malgré les limites du système, qui excluait les femmes et les esclaves, les Athéniens se différencieraient des sociétés anciennes parce qu’ils se réunissaient tous en tant que citoyens, sans se fonder sur des liens de parenté. Cette spécificité d’Athènes est contestée par Graeber qui cite la fokon’olona malgache ou la seka balinaise, qui ne fonctionnent pas non plus sur les liens de parenté (88).

Au-delà du miroir que chaque peuple interroge pour s’entendre dire qu’il est dans la plus belle des nations, il y a ces peuples « non civilisés ». Ils peuvent ouvrir l’imaginaire des mouvements sociaux à d’autres possibilités politiques (68).

Ethnologie de la globalisation
Graeber s’intéresse surtout à l’enseignement que la récolte des faits ethnologiques offre aux pratiques libertaires, car l’anarchisme, selon lui, est avant tout une affaire de réalisation, pas de combat idéologique.

L’auteur se défie des débats. Il les juge stériles. Il préfère le recours à des pratiques communes plutôt qu’à des entreprises « idéalistes » de conversion des incrédules. En effet, il ne s’agit pas d’opposer une propagande à une autre, mais de contourner le conflit éventuel en se plaçant sur le terrain réaliste des pratiques. Notre auteur juge qu’il est vain de s’escrimer à démolir les présupposés d’autrui, parce qu’il n’y a rien de commun entre les perspectives des uns et les « analyses citoyen » des autres. Les visions du monde sont trop dissemblables pour converger. Mieux vaut donc s’orienter vers les questions concrètes d’action et fixer un plan que tous peuvent accepter parce qu’il ne heurte les principes de personne.

Réfléchir sur les actions communes, c’est entrer dans le processus des décisions collectives. C’est à travers des négociations entre partenaires que peuvent se créer des rapports libres, non hiérarchiques, et que se réalise une certaine pratique libertaire. On peut noter en passant que cette position de Graeber représente un courant contemporain aux États-Unis, que l’on peut opposer à cette autre tendance libertaire que les marxistes définiraient comme « idéaliste », qui s’attache essentiellement à changer les mentalités20.

Contrairement à d’autres penseurs, Graeber ne propose pas d’imiter le style de vie des sociétés dites archaïques ; il invite essentiellement à réfléchir aux implications de leurs systèmes de décision. Certaines de leurs expériences représentent une alternative sérieuse à la mentalité avant-gardiste. Par contraste, l’ouvrage décrit quelques « modèles » de sociétés autogérées et d’économies non marchandes, qui presque toutes ont été analysées par cette discipline.

Comme tout ouvrage sérieux, celui-ci invite à la discussion. Passons sur une légère erreur : Mussolini n’a jamais montré la moindre sympathie pour l’anarcho-syndicalisme, mais dans les premières années il était engagé dans le socialisme, et il fut donc contraint de prendre en compte l’important mouvement anarchiste italien.

La position de Graeber qui renonce aux débats pour se contenter d’actions communes entre acteurs aux opinions trop différentes demanderait quelque approfondissement. N’y a-t-il pas quelque contradiction à réfléchir sur l’imaginaire collectif du mouvement dit altermondialiste tout en affirmant que les manières de pensée ne peuvent se rejoindre parce qu’elles émanent de positions de départ hétérogènes ?

En introduisant le débat sur les rapports entre l’ethnologie et la mouvance libertaire, l’auteur ouvre une boîte de Pandore. Une anthropologie anarchiste ne consiste pas seulement à revoir des domaines tenus trop vite pour acquis : il reste à interroger le projet lui-même et ses interprétations. Comme l’auteur le dit avec humour, il y a d’abord le problème personnel de tout ethnologue (comme de tout universitaire) : faut-il cracher dans la soupe ? Les rapports hiérarchiques, le service du marché, la prétendue objectivité d’une étude de type conservateur, et plus généralement les liens avec les demandes de la classe dirigeante plutôt que ceux du groupe étudié sont incompatibles avec l’esprit anar : le moins qu’on puisse demander à chacun est de ne pas perdre son âme dans des compromissions. Comment l’observateur influence-t-il la culture qu’il observe ? Que faire quand les résultats sont la propriété du commanditaire ?

Une observation non paternaliste de ces collectivités (et on pourrait ajouter de nos propres groupes dominés) se doit de décrypter leur langage, pas seulement leurs actions. Nous avons besoin d’enquêtes libertaires sur les pratiques affinitaires, les passions et leurs impasses, les rapports au temps, à l’espace, à l’intimité, les formes d’enchantement du monde, mais aussi les événements éphémères, les crises et, parce qu’elles sont d’actualité, les catastrophes. Ce travail pourrait nous aider à mieux comprendre à la fois la pluralité fugace des philosophies et le jeu complexe des contraintes et des désirs à l’intérieur de la grande marée du mouvement social. Sans imitation servile de telle ou telle expérience, ni retour impossible à un passé fictif, ces myriades d’explosions entrouvrent des aperçus sur les myriades d’autres mondes possibles.

Enfin, si l’appel de Graeber commence à être entendu par des ethnologues qui examinent les populations dissidentes, il serait aussi utile que le même travail soit aussi entrepris sur les couches dirigeantes. La première règle dans un rapport de forces est de ne pas se tromper d’adversaire ni de le réduire à des considérations simplistes. Ne serait-ce que parce que si nous ne partageons pas les mêmes valeurs, il nous faut bien connaître les siennes pour ne pas les reproduire inconsciemment dans nos discours et nos méthodes.

Notes

1 Remerciements à Pierre Sommermeyer et René Fugler qui ont attentivement lu une version antérieure de ce texte. Mais je suis seul responsable des erreurs éventuelles, possibles ou même probables.

2 L’ethnographie est la collecte de données concernant les groupes ethniques. L’ethnologie s’efforce d’expliquer, de théoriser les descriptions de l’ethnographie. L’anthropologie s’appuie sur les études ethnologiques pour considérer l’ensemble de l’espère humaine.

3 Affirmer que l’interdiction de l’inceste, l’échange des femmes ou le mariage fondent la distinction entre la nature et la culture, c’est créer un nouveau mythe fondateur, sans aucune preuve historique. Il est clair que des faits généraux ne peuvent être interprétés dans un sens « essentialiste ». Une occurrence générale ne définit pas la nature d’un être : que le soleil dissipe la nuit ne nous dit rien sur sa nature. Établir « la nature » et « la culture » non comme des concepts abstraits mais comme des essences immuables, c’est faire de l’ordre symbolique un transcendantal. C’est refuser aux animaux toute capacité symbolique, même réduite. C’est sous-entendre que pour qu’existe un ordre culturel il faut qu’il y ait l’inégalité des sexes et la nécessité du mariage. Il n’est pourtant pas inouï, par exemple, que des femmes échangent des hommes, voire des maris, ou que des communautés pratiquent l’amour libre.

4 Les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages de l’édition anglaise de l’ouvrage de Graeber.

5 Un nombre important de domaines traditionnellement réservés aux États ne leur appartiennent plus. Un exemple entre mille : « La Commission européenne vient de transmettre à la France un avis motivé lui demandant de modifier plusieurs dispositions de son nouveau code des marchés publics, afin de le rendre compatible avec les directives marchés publics, notamment pour les secteurs de des services, de l’eau, de l’énergie, des transports et des télécommunications. » La lettre hebdomadaire du Carrefour des Collectivités locales, no 102 du 21 octobre 2002.

6 Par exemple, l’espace transnational ou « intégré » désigne des réseaux fermés et indépendants des souverainetés étatiques. Les flux commerciaux contrôlés par la société transnationale constituent un domaine réservé et soustrait aux compétences étatiques. Voir Michalet (Ch.-A.), Le capitalisme mondial, Paris, PUF, Quadrige, 1998, p. 98. Rigaux (F.), Droit public et droit privé dans les relations internationales, Paris, Pedone, 1977, p. 399. Delmas-Marty (M.), Trois défis pour un droit mondial, Paris, Le Seuil, 1998.

7 Par exemple, après la crise asiatique en 2004, la Malaisie a décidé de réguler les flux de capitaux à court terme.

8 Il est clair que l’État s’oppose à toute sécession d’une partie de sa population et de son territoire ; mais contrairement à ce que dit Clastres, cela n’empêche pas la guerre civile, comme on le voit dans le cas de la Guerre de Sécession aux États-Unis ou, plus récemment, dans divers pays de l’ex-URSS.

9 D’autres sociétés peuvent pratiquer ces valeurs, mais avec des argumentations différentes et sans la prétention occidentale à l’universalité. Dans Comment pensent les institutions (Paris, La Découverte, 2004. p. 161), Mary Douglas écrit : « Considérer l’égalité comme un droit naturel ou un principe universel est encore une des différences majeures entre le système de justice occidental et les autres. » Et elle donne l’exemple de Bali, à l’époque de la colonisation hollandaise, où existaient « deux systèmes juridiques déjà en place : au niveau local du village, le vieux système balinais égalitaire, et aux autres niveaux, des lois marquées par un système hiérarchique hindou ». (Ibid., p. 160). Un délit contre une caste supérieure était très grave, alors que dans le cas inverse c’était une circonstance atténuante.
On peut se demander si le système hiérarchique hindou n’est pas ultérieur à la pratique égalitaire, et s’il n’a pas ensuite été intériorisé par tous. En tout cas, nous pouvons déjà noter que les villageois savent ce qu’est l’égalité ; et nous devons nous méfier des explications en blanc ou noir, car elles feignent d’ignorer les nuances et les ambivalences.

10 Voir l’important interview paru dans le no9 de la revue L’anti-mythes sur l’excellent site « Plus loin » : plusloin.org/textes/clastres.html.

11 Jacques Rancière, « Schiller et la promesse esthétique », Europe, avril 2004, p. 8.

12 Chicago, University of Chicago Press, 1976.

13 Edward Evans-Pritchard, Les Nuer. Description des modes de vie et des institutions politiques d’un peuple nilote, 1937, trad. fr. 1968, rééd. Gallimard, coll. « Tel », 1994. Le professeur John P. Clark considère cet ouvrage d’ethnologie comme une importante illustration de l’anarchisme.

14 Simon & Schuster, New York, New York, 1961.

15 Directeur du laboratoire d’écologie sociale au CNRS. Conversation avec l’intéressé en 2007.

16 Londres, Routledge & Kegan P. Ltd, 1958.

17 New York, Oxford University Press, 1978.

18 J’ai pu le constater dans la littérature de langue anglaise. La recherche serait à faire dans les autres langues.

19 Notamment aux États-Unis le journal anarchiste Fifth Estate publie fréquemment des articles sur le sujet.

20 C’est le cas, par exemple, de l’historien anarchisant Howard Zinn, qui s’interroge sur les changements d’opinion et pense que beaucoup de gens peuvent changer d’avis lorsqu’ils sont mis en présence de faits qui bouleversent leur point de vue sur une question donnée—c’est d’ailleurs sur ce principe que repose une grande partie de la propagande politique, notamment en période de guerre.

Ronald Creagh
Réfractions no 18, printemps 2007

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