«Réchauffement planétaire et douceur de vivre»: périple en zone pétrolifère
Un autre livre sur les changements climatiques, direz-vous ? Oui, mais l’essai que proposent les militants Matt Hern et Am Johal a ceci d’original : il combine carnet de voyage et entrevues, réflexion théorique et bande dessinée documentaire signée Joe Sacco.
Pour prendre la mesure de l’apocalypse extractive qui sévit au nord de l’Alberta, région qui abrite la troisième réserve d’hydrocarbures du monde avec son « potentiel inexploité évalué à 172 milliards de barils, dont 98 % sont enfouis dans les sables bitumineux », Hern, Johal et Sacco ont roulé de Vancouver à Edmonton, de Fort McMurray à Little Buffalo.
La vie là-bas
« L’exploitation à ciel ouvert donne l’impression que tout le nord de l’Alberta a été percuté par des météorites et la destruction est totale. » D’aussi affligeants constats marquent les moments forts de l’essai. Tout comme les rencontres avec ces travailleurs dont l’avenir dépend de l’industrie pétrolière. Ils se sont installés dans la région pour payer une dette d’études ou faire vivre leur famille grâce à d’alléchants salaires. Pouvons-nous juger ces gens souvent conspués qui aspirent à une vie meilleure ?
Autre mérite de l’essai : il lie extraction et situation autochtone, notamment celle de la communauté des Lubicons, touchée par l’industrie des hydrocarbures. Leur résistance et leurs précaires conditions d’existence montrent que l’exploitation pétrolière frappe les Canadiens d’inégale façon.
Que faire ?
Entre ces passages éclairants, Hern et Johal déploient une longue réflexion théorique, documentée et exigeante. Elle ratisse large, de l’écologie aux limites de la notion de PIB. Ils mettent particulièrement en garde contre les solutions avancées par la géo-ingénierie et le discours autoritaire des tenants de l’écologie radicale. L’avenir n’est pas là.
Les militants proposent plutôt que l’écologie interroge « les rationalités coloniales et prédatrices qui dominent les relations actuelles avec le territoire ». Vaste défi pour l’avenir, car au Canada « des peuples colonisés ont été dominés ou trahis, leurs terres volées, leur existence mise en péril ».
Nourris, notamment, de la pensée du philosophe Giorgio Agamben, Hern et Johal appellent aussi à développer de nouveaux modes d’organisation et d’opposition à l’État néolibéral afin de trouver une « douceur de vivre », cette « façon réinventée d’être au monde ».
« La douceur de vivre implique de se mesurer au capital et de formuler de vraies solutions de rechange. L’énergie pour affronter le réchauffement planétaire doit émerger hors de l’État et venir de gens ordinaires, de mouvements populaires. » L’une de ces approches mises en avant en Amérique latine, le sumak kawsay, repose, entre autres choses, sur la protection de droits liés au logement, à la sécurité alimentaire et à la nature.
La grande question maintenant : comment traduire, concrètement, cette réflexion dans notre quotidien, alors que « les décisions les plus lourdes de conséquences sont l’œuvre de ceux qui jouissent d’un accès démesuré au pouvoir » ?
Sébastien Vincent, Le Devoir, 22 février 2020
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