Recension de «Nègres noirs, nègres blancs»
Montréal a occupé une place importante dans l’émergence de l’internationalisme noir. À une époque où les élites canadiennes s’inquiétaient d’une possible confluence des mouvements de la gauche, les années 1960 ont vu les luttes sociales se mondialiser en un « élan presque spirituel qui relie les dissidents du monde entier » (p. 35). Or, ces politiques de libération ont des origines afrocaribéennes, car ce sont les penseur⋅se⋅s de la gauche noire qui, voyant dans les injustices mondiales le reflet de leur propre réalité coloniale, développeront un nouveau langage révolutionnaire et émancipatoire.
C’est à Montréal que se tient, en 1968, le Congrès des écrivains noirs. D’illustres orateurs tels que Stokely Carmichael et C. L. R. James y réclament « une part effective du pouvoir total » (p. 19) et discutent des orientations idéologiques du nationalisme noir. Des sources révèlent l’intensité du brassage d’idées qui s’y déroule, faisant écho à la fébrilité révolutionnaire qui caractérise Montréal à ce moment. Quelques mois plus tard, des universitaires noir⋅e⋅s occupent l’Université Sir George Williams (qui deviendra une partie de l’actuelle Université Concordia) pour dénoncer le racisme d’un professeur et l’inaction des administrateur⋅rice⋅s envers ce racisme. Lorsque la police déloge les manifestant⋅e⋅s, une violente émeute éclate, ce qui poussera la Gendarmerie royale du Canada à mener une surveillance active des faits et gestes des leadeur⋅se⋅s noir⋅e⋅s. Mais la gauche afromontréalaise n’opère pas en vase clos : ses actions et ses idées se réverbèrent chez les autres mouvements de gauche, notamment dans les cafés et campus de la ville, qui font alors office d’universités populaires. Cette possibilité de métissage des idées fera de Montréal l’épicentre du radicalisme de gauche pendant un certain temps.
Nègres noirs, nègres blancs ne passe évidemment pas sous silence l’analogie que Pierre Vallières fait pour nommer l’oppression des Québécois⋅es dans son ouvrage de 1968, Nègres blancs d’Amérique. Austin comprend que Vallières ait pu reconnaitre dans la réalité des Noir⋅e⋅s sa propre misère face à la domination anglo-américaine et il saisit l’intention du message prônant l’union de tou⋅te⋅s les écorché⋅e⋅s du monde. Toutefois, selon Austin, Vallières a évacué de la négritude ses critères de sens proprement noirs, en s’appropriant cette identité, pour n’en conserver que les éléments lexicaux et rhétoriques, banalisant ainsi l’oppression quotidienne vécue par les Noir⋅e⋅s. Rappelant avec justesse que « la discrimination raciale systémique favorise même les plus pauvres des Blancs par rapport aux Noirs » (p. 98), l’auteur explique les nuances entre le racisme ethnique et celui « fondé » sur la génétique. Le titre original, Fear of a Black Nation, n’évoque d’ailleurs pas la négritude blanche, mais bien les inquiétudes blanches devant l’émancipation noire. Le titre français élude ainsi la notion, pourtant fondamentale, de prise de pouvoir par les Noir⋅e⋅s. Austin propose une réflexion pertinente sur la volonté des pouvoirs établis de préserver les structures d’exclusion. Son livre jette une lumière absolument nécessaire sur l’histoire afrocanadienne qui, à l’instar des réalités sociohistoriques d’autres minorités québécoises, demeure peu représentée dans le parcours scolaire québécois.
Mathieu Melançon, Revue des sciences de l’éducation, vol. 46, no 3, 2020