Recension de L’économie psychique
Le philosophe Alain Deneault a entrepris de reprendre l’économie aux économistes. Dans une série de courts ouvrages, il nous fait redécouvrir la richesse de la notion d’économie avant qu’elle devienne l’apanage exclusif de la science économique.
Après L’économie de la nature, L’économie de la foi et L’économie esthétique, voici donc L’économie psychique. On y apprend que Sigmund Freud fut influencé très tôt dans sa carrière par la notion d’économie animale. Cette notion, dérivée de la biologie et de la neurologie, suggère que le corps, quand il est en santé, s’ordonne lui-même pour persister dans son être. Il régule ses pulsions, les transformant en passions douces. Cependant, certaines de ces pulsions – sexuelles, par exemple, ou d’acquisition – peuvent devenir excessives. Si elles sont refoulées, elles peuvent faire retour de différentes façons, que ce soit chez un sujet individuel ou dans la société.
Alain Deneault donne dans ce livre de nombreux exemples concernant la manière dont les pulsions hostiles peuvent être déguisées ou transformées chez un individu afin de maintenir un certain ordre psychique. L’expression de ces pulsions peut aussi devenir habituelle ou même convenable selon les contextes. Par exemple, des personnalités perverses, telles Donald Trump ou Jair Bolsonaro, se sont récemment imposées dans leur pays et ont été plébiscitées par une partie importante de la population. Aussi, la gestion toxique de certaines entreprises, comme France Télécom, a poussé des employé·e·s au suicide. De même, dans une société où la culture tend à devenir perverse, n’exaltant que l’économie marchande compétitive, les conséquences de cette perversion sont bien souvent sous-évaluées (pollution, inégalités, aliénation, avilissement des cultures…).
Reprenant les écrits de Georg Simmel sur la philosophie de l’argent et ceux de Léon Tolstoï dans La mort d’Ivan Illitch, Alain Deneault suggère que le capitalisme boursier, de moins en moins connecté à l’économie réelle, ne génère qu’une «monnaie névrotique». Celle-ci est devenue l’unique finalité digne d’être poursuivie, l’objet d’une pulsion nocive qui se substitue alors à la conscience. Cette conscience factice est aussi manufacturée et encouragée par des techniques de propagande – introduites notamment par Edward Bernays, le neveu de Sigmund Freud, qui utilise les découvertes de son oncle pour développer une science de la manipulation de masse. Aujourd’hui enseignée dans les écoles de commerce, cette stratégie de persuasion s’inscrit à même les techniques de relations publiques, de marketing ou de gestion comportementale.
Le livre se termine par un court essai adressé aux «économistes». Plusieurs se sont plaints que les ouvrages de Deneault sur l’économie sont caricaturaux. L’auteur se défend en suggérant que certaines critiques qu’il propose proviennent du champ de la science économique et qu’elles sont soutenues par des économistes dits «hétérodoxes», certains se faisant appeler des «économistes atterrés». Il justifie aussi son projet d’archéologie en proposant que la notion d’économie est née bien avant l’avènement de la science économique et qu’elle dépasse ce qu’il appelle la simple «intendance» des choses, soit les techniques de gestion de la production, de la distribution ou de la consommation.
Comme les autres ouvrages de ce feuilleton théorique, celui-ci est fort instructif pour penser l’économie autrement, au-delà du capitalisme, de la propagande et de la folie.
Thierry Pauchant, À babord, no 90, décembre 2021