Recension de «Grève et paix»
Il y a presque vingt ans, Leo Panitch et Donald Swartz publiaient une étude phare sur l’usage des lois d’exception au Canada depuis 1945, qui visent à restreindre le droit de grève des travailleuses et travailleurs syndiqués. En s’intéressant à ces lois qui favorisent les employeurs, les auteurs remettaient en question la théorie du grand compromis historique entre travail et capital dans l’après-guerre, pour plutôt trouver les origines du néolibéralisme dans l’époque qui le précède. Panitch et Swartz observaient que bien que les gouvernements fédéral et provinciaux aient reconnu les droits de se syndiquer et de faire la grève, ils ont rapidement limité leur portée avec des lois « spéciales » anti-grève. Éventuellement, les lois d’exception sont devenues la norme et les auteurs parlent ainsi d’un « exceptionnalisme permanent ».
La couverture des lois spéciales au Québec de Panitch et Swartz était cependant limitée et ne comparait pas le Québec avec les autres provinces. Martin Petitclerc et Martin Robert, dans Grève et paix, corrigent cette lacune en offrant un examen détaillé de toutes les lois d’exception adoptées au Québec entre 1964 et 2001. C’est un survol magistral des rapports de force entre classes sociales, de la Révolution tranquille à l’époque néolibérale, alors que tous les partis représentés à l’Assemblée nationale du Québec ont accepté que l’État dispose de pouvoirs presque illimités afin de restreindre le droit de grève.
Les années 1960 avaient laissé planer un certain espoir quant à la possibilité des syndiqués de lutter pour améliorer leurs conditions de travail et de vie. Avec la fin de la Grande noirceur de Duplessis se dissipait une certaine hostilité contre les syndicats, de pair avec une croissance des effectifs syndicaux, particulièrement dans les services publics. En adoptant le Code du travail en 1964, les libéraux de Jean Lesage ont cédé aux demandes des travailleurs et travailleuses du secteur public qui réclamaient le droit de s’organiser. Plus tard en 1977, le Parti québécois de René Lévesque a donné suite aux revendications syndicales en interdisant le recours aux briseurs de grève dans les conflits de travail.
Cependant, dès l’adoption des premières lois reconnaissant les syndicats et le droit de grève, l’État québécois s’est donné le pouvoir de limiter ses concessions. À partir de 1967, des lois d’exception ont été imposées dans le secteur public, prévoyant d’importantes amendes pour les syndicats dont les membres refusaient d’obéir aux ordonnances du gouvernement. Le Québec est d’ailleurs la seule province ayant adopté des lois d’exception – sept, plus précisément – avant 1972 : « […] Ces lois contenaient des dispositions pénales particulièrement sévères qu’on trouvait rarement, sinon jamais, ailleurs au Canada : peines disproportionnées, renversement du fardeau de la preuve, culpabilité par association et atteintes multiples à la liberté de l’association » (13). Cette répression par l’État a encouragé une résistance militante qui s’est manifestée dans un appui, tout au moins rhétorique de la part des syndicats, en faveur d’une transformation socialiste au Québec.
Au cours des années suivantes, les gouvernements des autres provinces ont rejoint le Québec en réduisant considérablement le droit de grève, surtout dans le secteur public, au point où les lois spéciales sont devenues normales plutôt qu’exceptionnelles. Mais selon Petitclerc et Robert, le gouvernement québécois se démarquait par ses mesures anti-travailleurs : à partir des années 1980 par exemple, les peines qui étaient appliquées auparavant aux syndicats seulement touchaient désormais les syndiqués individuellement. Durant leur deuxième mandat, et dans le contexte de la crise économique de 1982, les péquistes se sont avérés être de féroces néolibéraux. À plusieurs reprises, leur hostilité contre les syndicats des secteurs public et privé semblait pire que celle du Parti libéral. Les divisions internes du mouvement syndical ont empêché une réponse militante soutenue même si certains groupes, surtout les infirmières, ont défié les lois d’exception qui prévoyaient des peines sévères contre les grévistes. En somme, le Parti québécois s’est rangé du côté des capitalistes qui réclamaient d’importantes compressions budgétaires dans les services publics tout en accaparant les richesses aux dépens des travailleurs et travailleuses.
Ce récit, grève par grève, démontre l’échec de la démocratie bourgeoise au Québec – tant du côté des gouvernements fédéralistes que souverainistes – à reconnaître le droit fondamental des travailleurs et travailleuses à s’organiser et à négocier leurs salaires et leurs avantages sociaux. L’ingérence fréquente du gouvernement en faveur des employeurs a fait en sorte que ces derniers ont pu imposer des conditions de travail sans craindre le déclenchement d’une grève s’ils rejetaient les revendications syndicales.
En lisant cet ouvrage, une question nous vient toutefois à l’esprit : pourquoi les syndicats québécois ont-ils manqué de stratégie politique pour s’attaquer au biais pro-employeur des partis établis? Étant donné le fort taux de syndicalisation au Québec, la passivité politique des mouvements des travailleurs et travailleuses exige des explications, mais Petitclerc et Robert ne se penchent pas sur ce problème. Il faut mentionner également que les comparaisons entre le Québec et les autres provinces canadiennes sont parfois limitées puisque que les auteurs se basent essentiellement sur les lois d’exception pour comprendre la législation encadrant les rapports employeurs-travailleurs. Ils affirment par exemple que « le gouvernement du pq adopte les lois d’exception les plus punitives de l’histoire québécoise et canadienne au début des années 1980 » (124). Peut-être, mais soulignons que les lois du travail sont beaucoup plus sévères en Alberta, notamment. Depuis 1977, les grèves de tous les employés du secteur public provincial – incluant les enseignants, les employés d’université et, à partir de 1982, les infirmières – y sont interdites. Dans le secteur de la construction, le gouvernement albertain a permis dès 1982 aux compagnies syndiquées de former des compagnies non-syndiquées (spinoff companies) pour détourner leurs contrats. Ajoutons que durant cette même période, le Québec était la seule province ayant légiféré contre le recours aux briseurs de grèves, des gens désespérés dont l’emploi, à l’extérieur du Québec, prouverait être généralement aussi efficace qu’une loi d’exception dans le détournement des grévistes.
Néanmoins, Grève et paix est un livre de haute importance dans l’étude des conflits de classes au Québec et du rôle de l’État québécois dans le maintien du pouvoir des employeurs au détriment des travailleurs et travailleuses. Il examine avec attention la résistance des syndicats face à un État injuste, mais ignore malheureusement la question du militantisme auprès des partis politiques.
Alvin Finkel, Labour / Le Travail, vol. 88, automne 2021