Recension de «Du diesel dans les veines»
Anthropologue au long cours, l’auteur nous a quittés au printemps dernier. L’ethnologue-poète, pour reprendre l’expression de l’historien Jean-François Nadeau, était plus qu’un conteur, fût-il dépareillé. Homme de radio, homme de mots, l’animateur au timbre chaud était un passeur d’histoires, une mémoire vivante de récits oubliés, un enchanteur de réalités profanes.
Bouchard était un écrivain à part entière, insistait encore Nadeau. C’était aussi l’inventeur de la manière si singulière, qui a fait l’unicité de sa signature. Alternant entre la méditation philosophique, la réflexion anthropologique et le court essai historique, il nous a habitués, au fil de ses nombreuses publications, à de courts textes polis touchant un éventail infini de thèmes et de sujets, de l’amour à la mort, en passant par la route, les communautés autochtones, le baseball ou le pâté chinois.
Du diesel dans les veines est le dernier ouvrage de Bouchard publié de son vivant. C’est pourtant l’un des premiers qu’il a écrits. Le projet provient en effet de sa thèse de doctorat en anthropologie, supervisée à l’époque – à la fin des années 1970 – par Bernard Arcand, professeur à l’Université McGill. « En publiant finalement ce manuscrit, confie-t-il en avant-propos, j’ai l’impression d’arriver au bout d’un très long voyage, comme un bon chauffeur qui a traversé trois tempêtes et tant de misères que plus personne ne l’attendait en fin de course. » Or la route n’est pas une ligne entre deux points, dira-t-il plus loin, elle est un cercle où le début et la fin se confondent. Cette dernière publication lui donne raison.
L’a accompagné, dans ce voyage vers les commencements, Mark Fortier, éditeur chez Lux, qui a pris à bras le corps l’ancienne mouture universitaire, Nous autres, les gars de truck, puis coupé dans les ratiocinations théoriques et les discussions méthodologiques pour en faire quelque chose de plus accessible au grand public.
Cet ultime titre nous ramène donc aux fondements de la mythologie personnelle de l’auteur. Sur la route qui, de Montréal, entraîne les camionneurs les plus téméraires vers les mythiques chantiers de la Baie-James. Entre 1975 et 1976, Bouchard y erre plusieurs mois durant, en compagnie de truckeurs qui daignent bien lui ouvrir l’enceinte sacrée de leur habitacle et partager avec lui l’enfance de l’art de leur métier.
Au terme d’un travail minutieux de tri et de réécriture, Fortier a eu cette sublime délicatesse de conserver intacte la méthode de Bouchard. De courts chapitres alternent en révélant certaines couches de sens enfouies sous la trop grande banalité des lieux communs de la vie de routier. Le camion, le truck stop, la température, les accidents, le sommeil, les dangers, la solitude : les aspects du métier défilent, gagnant chaque fois en complexité.
Se dégage, à force, le portrait d’une communauté humaine soudée du seul fait de partager un travail. Une communauté qui recourt d’ailleurs à son langage d’initiés. Les truckeurs convoient ainsi leur riggin (semi-remorque avec charge) ou leur galette (camion flat nose ou « à cabine avancée ») en passant les trous (vitesses d’embrayage) et en épargnant au possible leurs pichous (pneus).
Ils font de l’humour un art, au moins autant que de la conduite ; ils manient l’antiphrase, l’ironie et le sarcasme aussi bien que le volant. Cette faune ricaneuse, un rien vulgaire, haute en couleur, plus grande que nature, en ressort portraiturée avec flamboyance, revêtant volontiers les attributs du pittoresque. Bouchard, ses admirateurs le savent, était un romantique.
Les camionneurs du Nord partagent des aspirations communes. Ils se bercent au même grognement mélodique des pistons, carburent à la même culture de surmenage. Un échange symbolique opère ici à double sens. Les camions sont sans cesse personnifiés, humanisés – « Les camions ont du coeur et du souffle » – par leurs propriétaires qui, de leur côté, sont habités par l’idéal d’une force, d’un mana (Mauss et Lévi-Strauss) prenant la forme d’un devenir-camion : « Le bon camionneur s’unit jusqu’à se confondre avec la machine, l’un agissant sur l’autre selon les lois et les habitudes de la confrérie des truckeurs ».
À travers leur travail, les camionneurs se forgent une identité collective dont ils se nourrissent. Ils créent un univers de sens symbolique qui structure leurs actes, leurs façons d’être, de penser et d’inscrire leur trajectoire individuelle dans le vaste monde. L’anthropologue perce cet univers, le décode, toujours perspicace, dans un dernier tour de piste qui confine à la nostalgie. Son dernier essai ravira tous ceux qui ont du diesel dans les veines, un camion dans la tête ou Serge Bouchard dans leur coeur. Sans aucun doute, ces derniers sont les plus nombreux.
David Laporte, Nuit blanche, no 164, novembre 2021