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1 décembre 2021

Recension d’«Avis d’expulsion»

En 2019, la Fondation Abbé Pierre dressait un constat alarmant : en France, 16 000 ménages avaient été expulsés avec le concours de la force publique en 2017 et leur nombre avait augmenté de 41 % depuis 2007 et de 152 % depuis 2001. Cette question des expulsions locatives est cependant peu documentée en sciences sociales. C’est pourquoi l’ouvrage de Matthew Desmond est un apport essentiel à la sociologie de la pauvreté et du logement. Il nous plonge dans la pauvreté urbaine américaine de la ville de Milwaukee dans le Wisconsin, dans laquelle le nombre des expulsions locatives est comparable à celui que connaît la France : dans cette ville qui compte moins de 105 000 ménages locataires, 16 000 adultes et enfants sont expulsés tous les ans.

2Prix Pulitzer de l’essai en 2017, l’ouvrage se présente sous une forme originale qui explique sans doute son audience au-delà de la sphère académique. Dans chacun des 24 chapitres de ce « roman sociologique », le sociologue disparaît du récit et met en scène l’un des « personnages » principaux, englués dans le cercle sans fin de la pauvreté et des expulsions. Entre le ghetto noir du North Side ou du centre-ville où vivent Arleen, Lamar, la famille Hinkston, Chris, Trisha, Crystal ou Vanetta, et le College Mobile Home Park dans le Far South Side de la ville (quartier blanc) où il rencontre Pam, Ned, Scott et Larraine, l’auteur décrit les conditions de vie de ces ménages, leurs relations (famille, voisinage, emploi, amis, etc.) et leur expérience de la pauvreté, ponctuées par les expulsions à répétition. Leurs difficultés quotidiennes permettent d’évoquer l’histoire et la configuration spatiale de la ville et de ses quartiers, façonnés par la ségrégation raciale, la manière dont fonctionne le marché du logement, le système d’attribution des aides sociales et le non-recours d’une partie des ayants droit, les relations des plus pauvres avec leurs propriétaires, les institutions judiciaire ou policière, etc. Le dernier chapitre (« À propos de ce projet ») et les nombreuses notes qui donnent une épaisseur sociologique à ces récits sont les seules traces de la présence du sociologue.

3Si ce style « romanesque » rend la lecture très plaisante et justifie la relégation des sources et de certains développements sociologiques dans les notes, on regrette parfois de devoir s’y référer à de très nombreuses reprises pour mieux comprendre la manière dont l’enquête nourrit la thèse de l’auteur. Il rend également difficile une synthèse de l’ensemble des analyses et des apports de cet ouvrage. Sans prétendre à l’exhaustivité, retenons cinq éléments particulièrement intéressants.

4En définissant le phénomène des expulsions locatives comme un « mécanisme » liant les riches et les pauvres « dans une lutte et une dépendance mutuelle » (p. 413), Matthew Desmond envisage la pauvreté de manière systémique. Les récits donnent le sentiment qu’elle est un immense rouleau compresseur qui se reproduit inexorablement. Ce déterminisme social très fort se lit dans le découragement d’Arleen ou la lassitude de Pam lors de leurs recherches de logement. Il se lit aussi dans le récit des mésaventures de Crystal dont les étapes de vie semblent se répéter inéluctablement : elle dort pendant quelques jours dans la rue, à l’hôpital Saint-Joseph, dans une gare, est ensuite hébergée dans un foyer pour personnes sans abri où elle se fait une amie avec qui elle prend un logement, puis elle se dispute et perd cette amie, se fait expulser et tout recommence. Consacrant parfois jusqu’à 80 % de leurs revenus à leur loyer, les familles se voient pourtant refuser l’accès à certains droits, notamment aux logements sociaux, parce que leurs dossiers mentionnent ces expulsions à répétition et leurs dettes impayées : « c’est ainsi que ceux qui ont le plus besoin de l’aide au logement — les expulsés et ceux qui sont asphyxiés par les loyers — en sont systématiquement exclus » (p. 388). Les familles sont contraintes de déménager et doivent accepter de mauvaises conditions de logement en étant repoussées vers des secteurs indésirables de la ville. Les expulsions ont des effets sur les liens de voisinage, la stabilité des espaces de vie et la concentration de la pauvreté et de la violence dans les quartiers. Elles provoquent l’instabilité (familiale, psychologique, scolaire, communautaire), mais aussi la perte (de l’emploi, de l’école, des biens, des aides institutionnelles).

5Si les expulsions broient les plus pauvres, elles enrichissent les plus riches. En décrivant très finement le fonctionnement institutionnel et la réglementation du marché du logement américain, on comprend que le parc privé du logement à destination des plus pauvres est un marché juteux. Sherrena, une propriétaire noire du ghetto, possède quarante logements dans le centre-ville et gagne environ 10 000 $ net par mois, soit plus que ce que ses locataires touchent en un an. Tobin, le propriétaire blanc du parc à mobile home, avec ses 447 000 $ de revenus par an, fait partie des 1 % des américains les plus riches tandis que la plupart de ses locataires font partie des 10 % les plus pauvres. Matthew Desmond démontre l’importance sous-estimée de ces propriétaires qui « trient » les individus dans l’espace de la ville.

« Les quartiers marqués par l’extrême pauvreté et la criminalité ne le sont pas seulement parce que la pauvreté peut pousser au crime et le crime mener à la pauvreté, mais aussi parce que les techniques utilisées par les propriétaires pour maintenir les activités illégales et préjudiciables hors des propriétés locatives repoussent aussi la pauvreté [à l’extérieur de certains quartiers]. […] La violence, les drogues, la pauvreté extrême et les autres problèmes sociaux s’enchevêtrent à une échelle encore plus réduite que celle du quartier. Ils habitent à la même adresse » (p. 121).

6Un troisième apport de l’ouvrage concerne l’importance de l’intersectionnalité pour comprendre le phénomène des expulsions locatives. Les femmes noires pauvres sont ainsi les premières victimes des expulsions :

« Si l’incarcération en est arrivée à caractériser la vie des hommes dans les quartiers noirs pauvres, celle des femmes est marquée par les expulsions locatives. Les hommes noirs pauvres sont enfermés dedans. Les femmes noires pauvres sont enfermées dehors » (p. 132).

7Parce qu’elles sont souvent accompagnées d’enfants, elles sont discriminées par les propriétaires et ont moins de chances d’être (re)logées ; autre exemple : au-delà d’un certain nombre d’appels au 911, la police peut sanctionner un propriétaire pour le comportement de ses locataires. Cette règle oblige les femmes battues à faire un choix douloureux : « se taire et continuer à se faire battre, ou appeler la police et risquer de se faire expulser » (p. 255).

8Matthew Desmond questionne aussi les représentations sociales de la pauvreté en proposant une explication des dépenses somptuaires des pauvres un peu différente de celle de Richard Hoggart (1970) pour qui le faste des jours de paie permet d’entretenir les liens entre pauvres (celles et ceux qui dépensent un jour étant celles et ceux qui se verront aider demain). Alors qu’elle vient d’être expulsée, Larraine décide d’aller au supermarché pour s’acheter du homard et un bon repas qui lui coûte tous ses bons alimentaires du mois. Pour beaucoup de gens, y compris pour les pauvres eux-mêmes, cette attitude fait l’objet d’un jugement moral fort : Larraine est pauvre parce qu’elle jette son argent par les fenêtres. Mais Matthew Desmond interprète ce comportement différemment : elle jette son argent par les fenêtres parce qu’elle est pauvre mais qu’elle aspire, au moins le temps d’un repas, à retourner le stigmate de la pauvreté et à consommer « normalement ».

« Les gens comme Larraine vivent avec tellement de contraintes cumulées qu’il est difficile d’imaginer le niveau de bon comportement ou de maîtrise de soi qui leur permettrait de s’extraire de la pauvreté. La distance est telle entre la pauvreté extrême et ne serait-ce que la pauvreté stable que ceux qui sont tout en bas de l’échelle ont peu d’espoir de s’en sortir, même en économisant chaque centime. Alors ils choisissent de ne pas le faire. Ils essaient de survivre avec panache et d’agrémenter de plaisirs la souffrance. Ils se défoncent un petit peu, boivent un coup, jouent de temps en temps ou s’offrent une télévision. Ou ils achètent du homard avec des bons alimentaires » (p. 286).

9Le dernier chapitre permet de mesurer l’énorme travail d’enquête réalisé par l’auteur et plaide pour l’utilisation conjointe de sources variées et de méthodes à la fois qualitatives et quantitatives qui s’enrichissent mutuellement. Ce chapitre présente aussi l’ethnographie comme un mode de perception spécifique et questionne l’engagement, l’influence et la responsabilité du sociologue. Comme William Foote Whyte (1996), Matthew Desmond s’est installé pendant de longs mois aux côtés des personnes qu’il étudiait et cette proximité lui a permis de voir ce que d’autres n’auraient pas vu, par exemple l’arbitraire qui caractérise souvent les décisions d’expulsion ou l’importance des déménagements forcés : à Milwaukee, pour une expulsion à travers le système judiciaire, deux sont menés en dehors de la compétence des tribunaux. L’ampleur du phénomène est donc largement sous-estimée par les politiques publiques. Matthew Desmond décrit enfin les conséquences de cette enquête sur sa vie personnelle, sa difficulté à sortir du terrain et son implication, reléguant bien loin une supposée « neutralité axiologique » du chercheur et montrant bien au contraire l’importance de la posture, de l’engagement ethnographique et du travail d’analyse et d’écriture pour comprendre et dépeindre finement un objet social. Cette dernière partie se termine sur ces mots : « le plus difficile pour le chercheur de terrain, ce n’est pas d’y entrer, c’est de le quitter ». Bon nombre de sociologues de terrain se retrouveront certainement dans cette conclusion qui vient démontrer la très grande qualité sociologique de cet ouvrage.

Marie Loison-Leruste, Sociologie du travail, vol. 63, no 4, octobre-décembre 2021.

Lisez l’original ici.

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