Réapprendre à s’unir
« Un état de malaise » : c’est la situation qu’observe le philosophe et essayiste Alain Deneault, qui ne mâche pas ses mots pour décrire la polarisation actuelle dans son dernier essai Moeurs. De la gauche cannibale à la droite vandale (Lux Éditeur). Les termes sont aussi lapidaires que le discours du philosophe est posé, nous invitant à la nuance et à la pondération, pour mieux nous engager socialement.
« Je propose des notions concrètes pour outiller ceux qui ne se reconnaissent pas dans la droite conservatrice souvent rétrograde, raciste, belliqueuse, mensongère ou récupératrice, ni dans une (prétendue) gauche strictement sociétale et, finalement à sa manière, identitaire », explique-t-il. Une alternative au « ni-ni » peut être recherchée en retrouvant une cohérence entre les différentes échelles de causes que nous devons défendre. « Les ramifications intersectionnelles, qui sont indispensables pour penser notre monde dans sa complexité, ne doivent pas toutefois empêcher l’élaboration de causes communes (comme la justice sociale ou l’équité). Et inversement, les batailles historiques pour les causes communes ne doivent pas empêcher de reconnaître la pertinence des discours intersectionnels », dit le philosophe. On peut à la fois militer pour la cause des Haïtiens de Montréal-Nord et pour des programmes sociaux universels, par exemple.
D’ailleurs, ce sont souvent des mobilisations pour des causes communes qui ont permis d’améliorer la condition de groupes défavorisés dans l’histoire, remarque Alain Deneault, qui évoque également les débats des démocrates lors des primaires présidentielles de 2016, aux États-Unis. « Bernie Sanders parlait en termes très généraux de l’accès à l’éducation, à la santé, aux programmes sociaux ou au logement. Il était plus féministe qu’Hillary Clinton, qui se présentait comme femme et insistait sur cette caractéristique subjective », pointe-t-il. En garantissant l’accès pour tous à des programmes publics en santé et en éducation, Sanders se trouvait à améliorer le sort d’une majorité de femmes, notamment.
Des individus atomisés
Selon Alain Deneault, nous sommes rentrés dans l’ère de la « gouvernance », un terme apparu après la Seconde Guerre mondiale dans les grandes multinationales, puis emprunté au tournant du XXIe siècle par l’État et les autres structures de la sphère publique. « On a, en quelque sorte, imposé en toute chose un discours managérial d’inspiration privée, ce qui explique par exemple l’utilisation abusive du mot “clients”, même par la Bibliothèque nationale du Québec », observe-t-il.
Ce glissement vers le discours d’entreprise n’est pas sans effets sur la société. « On a convaincu les gens de développer des partenariats avec d’autres individus et des instances plus grandes qu’eux, dans une perspective ouvertement inégalitaire et explicitement inégale », estime le philosophe. Ces individus atomisés recherchent ce que les Anglo-Saxons appellent de « l’empowerment » dans un rayon individuel limité (leur entreprise ou leur voisinage, par exemple). « On finit par “s’empouvoirer” à l’échelle de sa seule subjectivité, alors qu’auparavant, la pensée politique était d’emblée développée sur un plan collectif. On se voyait comme sujet d’un groupe socialement diversifié qui se présentait dans la force de la collectivité, et non dans la faiblesse de l’individualité et de la distinction », rappelle-t-il.
(Re)penser avec Aristote
Comment se diriger vers des discussions rigoureuses aujourd’hui, en évitant que nos débats versent dans le moralisme, l’agitation et l’intoxication ? Alain Deneault trouve une réponse chez Aristote, qui « nous enseigne comment distinguer le vice et la vertu ». Dans son Éthique à Nicomaque, le philosophe grec en appelle à une vertu nommée « médiété » (habituellement traduite par « juste milieu »), qui ne verse ni dans l’excès ni dans le défaut. Être courageux, par exemple, c’est n’être ni trop lâche, ni trop téméraire.
Cette pondération peut nous guider pour réapprendre à défendre nos causes sociales, croit Alain Deneault, qui ne remet pas en cause la radicalité, à partir du moment où elle n’abdique pas sur la pensée. « La manifestation excessive du militantisme sociétal nuit au féminisme, à la lutte anticoloniale, aux droits civiques ou à la lutte contre les discriminations parce qu’il devient tellement caricatural, excessif, grossier, irréfléchi et brutal qu’il fait l’affaire de ses opposants », souligne celui qui nous invite à nous montrer « capables de penser radicalement, mais dans l’exactitude ».
Isabelle Delorme, Le Devoir, 5 novembre 2022.
Photo: Leonardo Cendamo
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