Quand sexe rime avec socialisme!
Le socialisme d’État a permis aux femmes d’acquérir une certaine indépendance économique et d’être ainsi plus épanouies sexuellement. C’est ce que nous montre Kristen Ghodsee dans un passionnant «Pourquoi les femmes ont une meilleure vie sexuelle sous le socialisme». Interview de la professeure américaine.
Kristen Ghodsee, vous êtes professeure d’études russes et est-européennes à l’université de Pennsylvanie et vous observez depuis 20 ans les répercussions de la transition du socialisme d’État au capitalisme. Vous signez aujourd’hui un ouvrage passionnant (et facile à lire) dans lequel vous mêlez études, statistiques, notes de terrain et vécu personnel pour nous montrer que dans le domaine de l’intime, le socialisme d’État a été bénéfique pour les femmes. Pour ne parler que de l’Allemagne de l’Est, la chute du mur de Berlin en 1989 dont le monde occidental s’est réjoui – et même enorgueilli – a mis fin, expliquez-vous, au sentiment de satisfaction sexuelle des femmes. La réunification des deux Allemagne et l’économie de marché ont entraîné un moindre épanouissement des Allemandes de l’Est. Elles ont été moins heureuses dans l’intimité?
« Le bonheur est très subjectif, et les études qui posent des questions sur le bien-être se fondent toujours sur des données déclaratives, surtout quand elles concernent la vie privée. Il est certain que la fin du socialisme a offert aux hommes et aux femmes de nombreuses nouvelles opportunités, surtout de voyager, de s’exprimer et de consommer des biens venus de l’Ouest (les jeans américains, les voitures allemandes, les parfums français, etc.). Mais ce que les chercheurs ont toujours confirmé au cours des trente dernières années de recherche ethnographique, c’est que de nombreux citoyens post-socialistes sont très nostalgiques d’une forme particulière de socialité socialiste, selon laquelle la valeur des êtres humains ne se mesurait pas à l’aune de leur valeur financière. Dans les économies sans marché avec un emploi garanti et très peu de possibilités d’écarts de salaires importants comme sous le capitalisme, les gens disent que leurs relations humaines étaient plus authentiques et coopératives, et non superficielles et compétitives. Après 1989 et 1991, de nombreux citoyens post-socialistes affirment que les gens sont plus égoïstes et centrés sur leur avancement, et que cette focalisation sur ses intérêts propres et sa réalisation personnelle ont sapé les relations amoureuses, familiales et amicales. »
Comment expliquez-vous les résultats d’études montrant la satisfaction sexuelle des femmes de l’Est avant la réunification ?
« L’argument que j’avance remonte aux discussions que les premiers socialistes utopiens avaient dans les années 1830 et 1840 (Fourier, Saint-Simon, Tristan). Ils analysaient la relation entre la construction d’un monde socialiste et l’émancipation des femmes. L’une des choses dont nombre d’Américains ne se rendent pas compte, c’est que bien avant la Révolution bolchevique de 1917, les théories socialistes en Allemagne et en France se heurtaient à la question de si oui ou non le socialisme pouvait advenir sans l’émancipation des femmes ou si l’émancipation des femmes était un élément fondamental de toute société socialiste. Tous ces socialistes utopiens, et plus tard les « socialistes scientifiques » – comme August Bebel, Friedrich Engels et Alexandra Kollontai – considéraient toutes et tous que le capitalisme transforme les relations humaines d’une certaine bien particulière. Dans le « Manifeste du parti communiste », on trouve ce passage sur la façon dont le marché réduit tout simplement les relations humaines à un « froid intérêt », à un « dur argent comptant ». Les socialistes qui ont théorisé les droits des femmes – surtout ceux qui ont théorisé les relations romantiques et sexuelles – essayaient tout simplement de dire que lorsqu’une société fait porter tout le fardeau de l’éducation des enfants aux femmes, sans leur donner l’opportunité d’avoir une éducation ou une formation professionnelle, cela pousse les femmes à dépendre économiquement des hommes, et que cette dépendance crée une situation dans laquelle les femmes deviennent elles-mêmes une forme de marchandise. Mais même si les socialistes parlent de cela depuis plus de cent soixante-dix ans, le problème est toujours présent, surtout ici aux États-Unis. Lorsque les femmes sont en capacité de prendre en charge leurs besoins matériels et ceux de leurs enfants – et je parle de cela en incluant un filet de sécurité social plus large qui socialise une partie du travail que les femmes mènent en élevant la jeune génération –, elles ne dépendent pas économiquement des hommes. Cela signifie que si les femmes sont malheureuses ou se trouvent dans des relations hétérosexuelles violentes ou insatisfaisantes, elles disposent de la liberté de prendre le large. Dans cette situation – dans laquelle les femmes possèdent une certaine autonomie économique qui est soutenue par une socialisation d’un grand nombre de leurs rôles domestiques –, cette autonomie leur permet simplement d’entretenir des relations plus égalitaires avec les hommes. »
On sait combien ces pays pratiquent la propagande politique. Cela ne peut être le cas ? Les études sont-elles fiables ?
« Bien sûr, nous nous inquiéterons toujours des résultats des études scientifiques menées sous le socialisme d’État en Europe de l’Est en raison de la censure et des impératifs de la propagande du régime. Mais dans le cas des études que je cite dans le livre, elles ont été réitérées après 1989 (et la chute du socialisme), et les chercheurs sont arrivés aux mêmes résultats. Dans le cas de l’Allemagne de l’Est et de l’Ouest, les études ont été réitérées à plusieurs reprises, et elles ont continué à montrer que non seulement les femmes d’Allemagne de l’Est continuent de se déclarer plus « heureuses » et plus « satisfaites » à la suite de leur dernier rapport sexuel, mais elles ont aussi montré que les hommes et les femmes est-allemands ressentaient la même chose à propos de l’amour et de leur mariage, contrairement aux Allemands de l’Ouest. Dans le livre, je cite aussi des études de la Russie post-socialiste et des recherches postérieures à 1989 conduites par des historiens, des anthropologues et des sociologues de Pologne, de Hongrie, de République Tchèque et de Slovaquie qui corroborent les résultats de l’Allemagne de l’Est. Mais il est important de ne pas généraliser à tous les pays socialistes : la Roumanie et l’Albanie ont sévèrement réprimé les libertés reproductives des femmes, comme l’a fait l’Union soviétique entre 1936 et 1955. Nous devrions toujours nous montrer sceptiques envers toutes les études, mais dans ce cas précis, je pense qu’il y a suffisamment de preuves émanant de différentes sources pour au moins poser des questions plus profondes sur les expériences sexuelles dans les économies sans marché. »
Depuis des millénaires, le patriarcat domine les femmes de jour comme de nuit, s’approprie leurs corps porteurs de vie et convainc les femmes qu’elles ont une sexualité peu puissante, peu physiologique et profondément liée à l’émotionnel. En Occident malgré les luttes de libération des femmes, celles-ci sont toujours soumises à des archétypes qui les contraignent à prendre en charge le relationnel et à associer l’émotionnel et le sexuel. Comment le socialisme d’État a-t-il pu se débarrasser de tels archétypes millénaires qui nuisent au bien-être des femmes. Le socialisme d’État n’était-il pas patriarcal ? Les femmes et les hommes ont-ils pu se débarrasser de ce lourd héritage ?
« Je dois préciser que le patriarcat n’a jamais disparu à l’Est, et que les valeurs patriarcales font un sérieux retour dans la région aujourd’hui. Quarante-cinq de socialisme (ou soixante-dix dans le cas de l’URSS) n’ont pas suffi à effacer des millénaires de patriarcat. Mais nous devons reconnaître que l’indépendance économique des femmes et l’engagement socialiste pour l’émancipation des femmes (même si cela était théorique) ont tempéré le pouvoir patriarcal. Bien avant les pays capitalistes de l’Ouest, les sociétés socialistes ont reconnu la valeur de l’emploi des femmes et de leur travail reproductif. Même si elles ont fini par échouer à impliquer les hommes dans l’éducation des enfants et le travail domestique, elles ont essayé de soutenir les femmes en étendant le filet de sécurité social afin de fournir ces services par l’entremise publique. Dans la plupart des sociétés capitalistes, le travail domestique des femmes n’a aucune valeur dans l’économie formelle, et les capitalistes peuvent accroître leurs profits parce que les femmes donnent naissance et élèvent gratuitement la prochaine génération de travailleurs, de consommateurs et de contribuables. Pensez aux politiques d’austérité. Lorsque les politiciens coupent les fonds pour la garde d’enfants, l’éducation, la santé ou les retraites, ils transfèrent le coût de ces services de la sphère publique vers la sphère privée. Lorsque le soin des enfants, des malades et des personnes âgées a lieu au sein du foyer, le fardeau de ce travail retombe largement sur les épaules des femmes. Ainsi, le patriarcat dans les sociétés capitalistes est bien plus insidieux que le patriarcat dans les sociétés où il y a plus de fonds alloués aux services sociaux. »
Vous nous parlez de la « théorie économique du sexe » pour nous dire que celle-ci ne participe pas à l’épanouissement sexuel des femmes. Cette approche de la sexualité est-elle encore une réalité selon vous dans l’Occident capitaliste ?
« La théorie économique du sexe avance que la séduction hétérosexuelle à l’Ouest est de plus en plus une transaction de marché, et que dans les sociétés où les femmes dépendent économiquement des hommes, elles ont plus de chance de devoir échanger leur sexualité contre des ressources non sexuelles. Les théoriciennes de l’économie sexuelle sont pour faire court d’accord avec plus de cent cinquante ans de théorie socialiste sur les droits des femmes. En général, beaucoup d’économies capitalistes occidentales dévalorisent le travail du soin (le soin apporté aux enfants, aux personnes âgées, ou aux malades et aux personnes en situation de handicap) car il est fait dans le cadre du foyer. Tant que les sociétés s’attendent à ce que ce travail (largement endossé par des femmes) soit fait en dehors de l’économie formelle, les femmes continueront à dépendre économiquement de la personne qui gagne le pain de la famille (généralement un homme). Cette relation de dépendance donne à l’homme le pouvoir dans la relation, ce qui complique la tâche des femmes qui voudraient quitter des relations violentes, malsaines ou des relations où elles seraient tout simplement malheureuses. C’est seulement dans des sociétés où les femmes disposent d’une forme d’indépendance économique qu’elles peuvent véritablement choisir leurs partenaires sur la base de l’amour et de l’affection plutôt qu’à partir de considérations économiques (comme s’assurer qu’il est suffisamment riche pour subvenir à ses besoins). Avec la pandémie du coronavirus, on voit clairement que les femmes ont principalement la responsabilité du soin et que ce sont les mères hétérosexuelles qui quittent la force de travail lorsque les enfants font l’école à la maison. Aussi longtemps que nos sociétés occidentales ne parviendront pas à soutenir les femmes en tant que personnes aidantes, les femmes continueront de dépendre des hommes, ce qui favorisera l’objectification de la sexualité. »
La sociologue franco-israélienne Eva Illouz a écrit de nombreux ouvrages sur l’amour pour nous montrer combien le capitalisme fragilise les femmes car après la révolution sexuelle, celles-ci ont dû adopter la liberté sexuelle qui défend en fait la conception masculine de la sexualité ; les femmes étant toujours conditionnées à associer sexe et sentiments. Vous nous montrez qu’en effet le capitalisme – au contraire du socialisme d’État – nuit gravement à l’intimité des femmes.
« Oui, je pense que le travail d’Iva Illouz nous montre clairement que les relations économiques capitalistes fragilisent les femmes et conditionnent nos émotions, notre attention et nos manières d’être. D’une certaine façon, mon livre fournit des preuves empiriques qui prolongent ces affirmations en utilisant l’expérience de la fin du socialisme en Europe de l’Est. Si vous voulez comprendre comment le capitalisme affecte nos vies personnelles, il est très utile de regarder les vies des femmes qui ont vécu sous le socialisme et les changements qui s’y sont produits suite à l’avènement du capitalisme. »
Vous êtes américaine et le socialisme d’État est le mal absolu dans votre pays. Comment votre ouvrage a-t-il été reçu ?
« De façon générale, le socialisme a une réputation terrible aux États-Unis en raison de l’héritage du maccarthisme et de la peur du communisme, ainsi que de l’hystérie perpétuelle de Fox News, de Donald Trump ou de l’alt-right. Du point de vue de la droite, mon livre est une abomination. J’ai reçu de nombreuses menaces de la part de gens qui n’ont même pas pris la peine de le lire, mais qui étaient simplement en désaccord avec le titre. Mais depuis la crise financière de 2008, la réputation du capitalisme est en réalité pire parmi les personnes âgées de moins de 35 ans. Les choses commencent à changer, notamment parce que les jeunes réalisent petit à petit que dans un pays démocratique, le gouvernement n’est pas un pouvoir étranger qui essaye d’interférer dans votre vie. Le gouvernement représente la volonté du peuple, et les gens en ont assez de vivre au rythme des montagnes russes des marchés financiers. Les diplômés d’université cumulent aux États-Unis environ 1 600 milliards de dollars de dette étudiante, qui font d’eux les servants sous contrat de leurs futurs employeurs. Sans système de santé national, une maladie sérieuse peut mettre en faillite une famille, même ceux qui disposent d’une assurance privée. L’économie du précariat rend impossible l’achat d’une maison, la fondation d’une famille et l’automatisation menace encore plus d’emplois. Les inégalités de revenu offrent des privilèges injustes aux enfants des super-riches, le changement climatique menace l’avenir de la planète entière, et la pandémie a démontré notre manque profond de solidarité sociale. Le marché ne peut résoudre ces problèmes, alors les jeunes cherchent des solutions de taille pour des problèmes de taille. Je pense que parmi ceux-là, mon livre a été plutôt bien reçu car il vient questionner les stéréotypes américains sur la vie sous le socialisme et leur permet de considérer un autre éventail de possibilités politiques. »
Joëlle Smets, SoirMag, 20 novembre 2020.
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