Q comme Qomplot: une plongée sans précédent dans la folie collective de QAnon
Dans un ouvrage touffu et passionnant, l’auteur anonyme Wu Ming 1 explore les origines secrètes du culte QAnon et ses conséquences délétères sur notre société et notre démocratie. A dévorer.
En 2017 un utilisateur anonyme du forum 4Chan commence à poster une série de messages cryptiques en se faisant passer pour un ou plusieurs fonctionnaires haut placés. Il adopte rapidement le pseudonyme de Q et se dit en mission pour annoncer l’arrestation imminente d’Hillary Clinton d’une part et une révolution au sein des États-Unis. Cette opération appelée « la Tempête » serait menée par Donald Trump qui, en secret, dirigerait les forces du Bien, en lutte contre une cabale pédosataniste. Ces messages donnent naissance au mouvement QAnon qui a pris son envol durant la crise de la Covid et qui a largement dépassé les frontières des USA.
Des similitudes étranges avec le livre Q
Un an après l’apparition de QAnon, des membres du collectif d’artistes et de chercheurs italiens Wu Ming remarquent que ses agissements leur rappellent le livre qu’ils ont écrit en 1999 sous le pseudo de Luther Blisset (édité sous le titre, L’oeil de Carafa en France). Dans ce roman, un anonyme répondant aussi au pseudo de Q répand partout en Europe des lettres publiques dévoilant de prétendus secrets d’État qu’il veut partager avec une communauté de révolutionnaires. C’est comme si le mystérieux QAnon utilisait cet ouvrage à la manière d’un manuel pour déclencher une révolution politique et spirituelle.
Ces drôles de concordances sont le point de départ du livre Q comme Qomplot. Son auteur sous pseudonyme, Wu Ming 1, est historien et a fait partie du Luther Blisset Project. Dans les années 90, ce collectif d’artistes et d’activistes avait lancé une série de canulars censés démontrer au grand public les différentes manières dont ils pouvaient être bernés par l’entremise des médias. Le projet avait, par exemple, créé un faux site web du Vatican rempli de déclarations hérétiques ou bien inventé un faux réseau de satanistes pédophiles ainsi que leur chasseur, un groupe catholico-fasciste dont les exploits fictifs avaient été mentionnés plusieurs fois dans des journaux télévisés. Toute personne qui participait au projet le faisait sous la fausse identité de Luther Blisset, un nom emprunté a un footballeur déchu. Pour Wu Ming 1, ce mélange de projets artistiques, de fabrication de fake news et de jeux médiatiques a clairement servi de boîte à outils pour la mise en place du phénomène QAnon. Et c’est avec son œil d’historien qu’il plonge dans les racines de ce mouvement devenu totalement fou.
Un livre qui plonge dans une hallucination collective
Dans Q comme Qomplot, il y a quelque chose d’Umberto Eco mais aussi de l’essayiste Pacôme Thielement ou du documentaliste britannique Adam Curtis. Le livre est dense, touffu et pourtant, c’est un « page turner » dont il est difficile de s’arracher. Wu Ming 1 ne fait que raconter l’émergence du phénomène QAnon, mais plonge dans la Grande Histoire qui l’entoure. Il invoque, justement, l’ouvrage d’Eco, Le pendule de Foucault, les paroles cryptiques des Beatles, les canulars médiatiques des années 90, et bien évidemment la montée en force des médias d’extrême droite conspirationniste comme Info War qui a soutenu la prise de pouvoir de Donald Trump. Ce livre encyclopédie n’est pas vraiment chronologique. Il peut même être lu dans le désordre tant les histoires qu’ils relatent semblent n’avoir aucun point commun. Et pourtant, mises bout à bout, elles forment une gigantesque tapisserie expliquant comment une hallucination collective aussi invraisemblable que QAnon a pu contaminer des centaines de milliers de personnes dans le monde et surtout pourquoi ce n’est pas la première fois que cela arrive. Peut-être pas la dernière non plus.
En effet, Wu Ming 1 revient non pas sur les variations du complotisme, mais plutôt sur la manière dont celui-ci ressurgit au gré du contexte social. Il revient par exemple longuement sur la première panique morale sataniste aux États-Unis, fortement liée à la fin du mouvement hippie et son arrêt de mort via les multiples meurtres perpétrés par la “Famille” de Charles Manson. Même chose avec la culture du new age des années 70 qui passe d’un mouvement révolutionnaire collectif et spirituel à une forme de contre-révolution individualiste qui s’est cristallisée dans les luttes anti-masques puis antivax durant la pandémie. Dans ces contextes de défaites sociales, le conspirationnisme se révèle alors sous son vrai jour. Il s’agit de « la prise de terre du capitalisme qui permet d’évacuer la tension vers le bas et d’éviter que les personnes soient foudroyées par la conscience que le système doit changer ». Le cœur du livre est là. Plutôt que de s’attaquer aux vrais problèmes les défenseurs de QAnon élèvent des « cathédrales de balivernes » et retournent leur colère et leur mécontentement vers des boucs émissaires. Et ce constat est d’autant plus terrible que les manières de lutter contre ce phénomène sont toutes inefficaces.
Lutter contre QAnon
En effet, l’auteur de Q comme Qomplot s’attarde sur la manière dont le conspirationnisme s’avère imperméable à l’ironie, au ridicule et à toute forme de critique, quelle qu’elle soit. Pire, les canulars et les satires complotistes sont assimilés par les tenants du complotisme et pris pour argent comptant. Wu Ming 1 évoque ainsi le cas du documentaire Operation Lune qui faisait croire que l’alunissage était en fait une scène tournée par Stanley Kubrick. Alors que le réalisateur français William Karel indiquait à la fin que son documentaire était totalement bidon, ça n’a pas empêché son film d’être utilisé comme une source par des centaines de complotistes sur Internet. Le debunking et le fact checking s’avèrent tout autant inutiles puisqu’il n’arrive à convaincre que ceux qui ne sont pas entrés dans une forme de croyance. Devant cette impasse, Q comme Qomplot propose une solution : montrer la suture de ces récits pour démonter les tours de passe-passe des charlatans qui sont derrière. Car oui, le conspirationnisme nous concerne tous, et lutter contre lui est un des combats du moment.
David-Julien Rahmil, L’ADN, 23 septembre 2022.
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