ACTUALITÉS

Détail de la couverture du livre «1312 raisons d'abolir la police».
21 mars 2023

Prétendument «non létales»

L’abolition de la police. L’abolition des frontières. L’abolition du mythe de l’Occident, de la construction du migrant, de sa criminalisation. L’abolition du racisme ordinaire, systémique. L’abolition de la justice punitive, fondée sur un système d’injustices.

 

J’ai commencé ma lecture du collectif 1312 raisons d’abolir la police avec, en tête, et sachant qu’elles ne me quitteraient plus, les images du documentaire de David Dufresne, Un pays qui se tient sage (2020). Il y est question du mouvement des Gilets jaunes en France, de la surveillance d’État retournée contre elle-même grâce aux téléphones intelligents et à leur caméra intégrée. Il y est question de la représentation de la brutalité policière (figure antithétique de la violence, celle-ci synonyme de vie, dirait Jean Genet) : autant de mains perdues, arrachées, coupées, d’yeux crevés, d’armes paramilitaires prétendument « non létales » dirigées contre des corps armés de rien, sinon de leur « incivilité ».

De la nécessité à la cruauté

Un homme a perdu sa main. Je peux l’écrire, mais cela n’évoque pas le temps extrêmement lent ; un temps où le sujet trace les contours indescriptibles de ses doigts ; où le cerveau cherche à abolir l’idée irrecevable d’une perte, l’absurdité d’une disparition de la chair aussi brève qu’irréversible. L’écriture ne rend pas la surprise, les hurlements, le corps qui se tortille au sol, l’informe sanguinolent de la blessure causée par la bêtise des hommes en bleu, révélée à la victime en dernière instance par l’agitation effrénée des camarades.

Un homme a perdu sa main. Il peut détourner le regard, appeler les secours, mais la main est perdue presque autant, sinon plus, que la confiance envers les forces de l’ordre. Il pourra dire « j’ai une main » comme « je suis en sécurité », et ces énoncés relèveront autant du déni que du mensonge, parce que le maintien de l’ordre est une formule creuse utilisée pour défendre la protection des institutions au détriment des individus. La police n’a sensiblement rien à voir avec la sécurité : elle est une force réactionnaire au service d’une élite dont elle prétend faire partie. Son mandat est tout autre : elle sert et protège les élus, les maîtres. Elle est le bras armé d’un État supposément pacificateur ; un dispositif monopolistique de sbires, ardents défenseurs d’un ordre à maintenir, qui ne concerne que celles et ceux pour qui sécurité veut dire préservation d’un pouvoir, d’une propriété, d’un privilège.

1312 pour ACAB – All Cops Are Bastards

Ce livre, dirigé par Gwenola Ricordeau, sociologue féministe spécialiste du système carcéral, je l’ai lu avec la conviction prémonitoire que l’abolition de la police n’a rien d’utopique. J’y ai découvert les grands noms de l’abolitionnisme contemporain en Amérique du Nord : Robyn Maynard, Kristian Williams, Alex S. Vitale. Je ne savais pas encore que l’abolitionnisme s’inscrit dans un courant de pensée révolutionnaire très ancien – l’anarchisme – ; que l’on ne peut appréhender l’abolition de la police sans remettre en cause l’imaginaire de contrôle carcéral et militaire, l’injustice légale des tribunaux, ni sans interroger l’État lui-même dans ses présupposés – de sa logique coloniale, suprémaciste et nationaliste à son inconscient capitaliste, extractiviste et patriarcal.

Ni perfectible ni réformable

Ce collectif ne propose pas une histoire de la police aux États-Unis ; il ne prétend pas à une objectivité scientifique qui ferait écran aux tensions idéologiques caractérisant les luttes sociales. Le projet est simple : déboulonner « la mystique policière ». On ne déteste pas la police parce qu’elle abuse de son pouvoir ; on la déteste, car elle est un dispositif d’abus de pouvoir. Cette institution n’a pas subi un discrédit lié à l’étiolement de la démocratie : elle est l’obstacle entre les citoyen·nes et l’horizon démocratique. Aucune prise en charge individuelle, fondée sur la rhétorique des « erreurs humaines », ne saura réformer les penchants douteux du « mauvais policier », qui aurait péché par emportement et qui devra « rendre des comptes », disent les politiciens. Le mauvais policier ne l’est que parce qu’il police, qu’il applique des choix politiques gouvernementaux qui cultivent l’impunité des forces de l’ordre tout autant que la criminalisation des pauvres, des immigré·es, des apatrides, des Noir·es, tous·tes prisonnier·ères d’un système étatique autoritaire bien avant d’être enfermé·es derrière les barreaux.

Jeter la matraque avec l’eau du bain

Depuis une perspective pluridisciplinaire (droit, criminologie, anthropologie, sociologie), cet essai pose la question suivante : « Comment en finir avec cette nuisance qu’est la police ? » Parce que les riches et les puissants semblent parvenir à vivre au-dessus de la loi, sans police ni prison, il est difficile de croire en la nécessité d’un tel organe disciplinaire. En conséquence de quoi, on peut s’autoriser à penser que ceux dont nous devrons apprendre à nous protéger sont ceux qui prétendent assurer notre sécurité.

Rachel Lamoureux, Lettres québécoises, no 188, printemps 2023.

Inscrivez-vous à notre infolettre

infolettre

Conception du site Web par

logo Webcolours

Webcolours.ca | © 2024 Lux éditeur - Tous droits réservés.