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Photo d'un émeutier lançant une casquette de policier dans un incendie.
29 août 2023

Prendre un jour de congé, lire Anne Archet, puis démissionner

« Restez en colère, les enfants, c’est votre seule chance. »

 

Depuis que j’ai signé un CDI pour bousiller mes yeux et cramer mon cerveau à lire et éditer des textes sur un écran huit heures par jour, ma capacité d’attention s’est volatilisée, aspirée par les cieux noirs du monde du travail sur ordinateur. Je me suis habitué à ce que toutes mes phases de lecture soient coupées, perturbées par un élément extérieur – un appel, une notification, des gens. J’anticipe toujours un dérangement éventuel. Voilà comment j’ai tué ma concentration.

Alors, quand je lis des livres, je lis très lentement, mais pressé. Et c’est dans une certaine douleur couplée à de l’impatience que je finis les trois derniers quarts des livres, là où je rêve de prendre du plaisir à tourner des pages, sans limites.

Je pensais avoir temporairement résolu ce problème quand j’ai chopé Le vide : mode d’emploi d’Anne Archet (Lux Éditeur, 2022), intégralement composé d’aphorismes écrits avec autant d’humour que de virulence. Mais si je pensais que les courtes phrases allaient rendre ma lecture plus fluide, elle n’en a été que plus épuisante. Toutes les pistes de réflexion que ses pensées contestataires titillent, sa fé réflaichir (il est question de travail, d’érotisme, de flics, de fascistes, de crachats, d’émeute, de décrépitude, entre autres).

J’ai contacté l’autrice – pionnière du web québécois, selon Wikipédia – pour prolonger mon expérience de lecture et lui poser quelques questions basées sur son livre. Je crois que je me suis rarement senti aussi con, mais peut-être que ça vous donnera envie de vous procurer le livre, ou de l’offrir. Par ailleurs, ça me permet aussi d’enfin utiliser la photo d’émeute ci-dessus, deux ans après l’avoir achetée sur Adobe Stock.

VICE : À quel niveau tu situes ton utilité sociale en ce moment ?

Anne Archet : À rien, évidemment.

Quel impact ont les lundis sur ta vie quotidienne ?
Dans Le vide, lundi est la métaphore convenue pour l’exploitation, l’aliénation et l’oppression capitaliste. Ce n’est pas très habile, c’est un lieu commun, mais ça me permet de marteler certaines évidences, dont celle-ci : lundi gouverne toute ma vie et je n’arrive pas à y échapper.

T’estimes quand même disposer de tous les outils nécessaires pour mener à bien ton existence ?
HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA  ! Non. Mes gencives saignent et je n’ai pas les moyens d’aller au dentiste. Je dois voler au supermarché pour avoir suffisamment de protéines pour ne pas m’évanouir. Disons simplement que quelqu’un d’autre détient mes moyens de production.

Comment trouver l’équilibre entre la colère qui nous maintient en activité et la colère qui nous abat et nous décourage ?
Ce n’est pas la colère qui abat et qui décourage, ce sont les dispositifs du pouvoir. Restez en colère, les enfants, c’est votre seule chance.

Tu dis ne pas vouloir te voir t’imposer une catégorie sociale – et être forcée de croire que tu l’as choisie – mais tu te penses parfois dans certaines d’entre elles ?
Je n’ai pas le choix de me penser dans certaines d’entre elles, puisqu’elles me sont imposées. Je n’ai pas le choix de m’allier avec les personnes qui partagent ces catégories sociales si je veux lutter contre ma propre oppression. Le but toutefois n’est pas d’en adoucir les conditions, mais bien de les abolir. Je préférerais être exemptée d’identité ; le problème, c’est que rares sont ceux et celles qui would prefer not to.

Entre la scène politique française et états-unienne, laquelle est selon toi la plus constituée de trolls ?
On ne dit pas « trolls », on dit « fascistes ». Iels sont PARTOUT (comme la feuille de choux des années trente du même nom).

Et qu’est-ce qui nous protège du fascisme ?
Les coups de batte de baseball en plein visage.

« Toutes les libertés que vous chérissez ont pour origine une émeute. » Est-ce qu’un·e prof qui enseigne ça à ses élèves se situe dans le niveau d’activisme le plus respectable ?
Les profs devraient abandonner leur job et laisser les kids brûler les écoles.

Dieu ou l’opinion publique ?
I would prefer not to.

T’écris qu’il faut lire la section des commentaires, parce que c’est là qu’on réalise à quel point « le sens véridique de toute idée complexe n’est jamais mieux énoncé que par ses partisans les plus simples d’esprits. » C’est sur quels genres de sites que tu te perds ?
Ceux de la presse à grand tirage du Québec. Les quotidiens bourgeois se meurent et je trouve les crépuscules très jolis.

Pourquoi les gens qui se plaignent d’être censurés sont ceux qu’on entend le plus ?
Parce que ceux et celles qui sont véritablement censurés sont inaudibles et invisibles. Duh.

L’un de tes aphorismes dit, en gros, que les esprits conservateurs de ce monde choisissent comme boucs émissaires ceux imposés par leurs maîtres, comme – c’est mon interprétation – les migrant·es, les SDF, les personnes au chômage, les personnes LGBTQ+, les précaires et autres. Tout ça, au lieu de se retourner contre ces maîtres qui leur disent où regarder. Est-ce que les conservateurs sont les plus grosses victimes de ce monde ?
La position de dominant ne peut pas s’assumer franchement, au grand jour ; on s’attire des bosses en disant clairement qu’on opprime la majorité comme ça, juste parce qu’on peut le faire. Ce pouvoir doit être justifié, sinon les personnes qui l’exercent risquent de se retrouver pendues par les pieds sur une place publique. La seule option est de se présenter comme la victime ultime, la über-victime, dont la condition justifie toutes les exactions. Voilà pourquoi plus on a de pouvoir, plus on doit être victimisé ; c’est la morale des esclaves de Nietzsche. 

Tu crois qu’on devrait publier quels genres d’articles les mois à venir ?
Les listicles dont la troisième position vous surprendra et vous fera tomber en bas de votre chaise.

Comment tu vas apprendre à ton enfant les bienfaits d’un monde sans lundis, dans un monde où les lundis imposent le rythme ?
Elle apprend la guitare dans une école de jazz, c’est trop tard pour elle. Cha ba dou bi dou doui ba.

Ça a changé quoi pour toi, avoir un enfant ?
Mes heures de sommeil. Je n’accepte maintenant de dormir que pour rêver.


Gen Ueda, Vice Belgique, 29 août 2023.

Photo: Luis Sandoval M. via Adobe Stock

Lisez l’original ici.

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