Pour un mois de février à ne pas mettre un rat dehors…
En février, démarrage à la grecque , avec Alfatride de Vassilis Vassilikis et La mort en habits de fête de Zyranna Zateli. Flashback au Moyen-âge avec Le roi tué par un cochon de Michel Pastoureau. Vivre L’expérience Giono de Jean-Luc Sahanian. Direction West-end, îles Baléares avec José Morella. Et pour terminer, l’histoire « mal connue » de L’anarchisme, vue du Canada, par George Woodcock.
« La plupart des migrants apprennent, et peuvent devenir des masques. Nos descriptions fausses, pour contrecarrer les mensonges inventés à notre sujet, cachent pour des raisons de sécurité nos moi secrets. »
Salman Rushdie, Versets sataniques
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George Woodcock, écrivain canadien, historien politique, poète et penseur anarchiste, est né au Canada, en 1912. Il déménage en Angleterre, avec ses parents. Issu d’une famille pauvre, il travaille pour payer ses études, durant lesquelles il découvre les théories anarchistes et côtoie TS Eliot et Aldous Huxley. Objecteur de conscience durant la Seconde guerre mondiale, il se réinstalle ensuite au Canada (Vancouver). Il est surtout connu à l’international pour son ouvrage L’anarchisme, une histoire des idées et du mouvement libertaires, paru à l’origine en 1962. Il rencontre George Orwell, avec lequel il a des désaccords au sujet du pacifisme et s’engage ensuite en fondant la Société tibétaine d’aide aux réfugiés.
Excellente idée de la part des éditions Lux de rééditer L’anarchisme, une histoire des idées et mouvements libertaires, traduit de l’anglais par Nicolas Calvé. Une étude reconnue comme référence internationale, qui a pour originalité de fournir d’autres sources que celles classiques : des sources d’origine anglophones. Le volume s’ouvre sur prologue, écrit par George Woodcock en 1985, dans lequel il raconte l’histoire de son livre qui a, entre autres, pour objectif d’essayer de « comprendre pourquoi l’anarchisme est mal compris de l’opinion publique » et pour quelles raisons ce idées font peur !
Dans la première partie de l’essai, Les idées, George Woodcock remonte « l’arbre généalogique » et les fondamentaux de la philosophie anarchiste et de ses multiples rameaux. De l’antiquité (Brutus, Spartacus) à la dissolution des sociétés médiévales et aux révoltes paysannes au XVIe, notamment en Angleterre, Allemagne et Italie. Puis, du foisonnement d’actions anarchistes fragmentaires et impulsives, jusqu’à l’apparition des « premiers ancêtres de l’anarchie ».
Les premiers utopistes (Tomas More, Charles Fourrier, etc.) et tous ceux que l’on pourrait appeler les « ancêtres de l’anarchie », même si certains d’entre eux sont controversés, comme Thomas Paine (William Godwin, etc.).
Suit, un passage passionnant sur la Révolution française et ses nombreuses facettes ignorées ou refoulées (de 1789 à la chute du régime jacobin en 1794). Les conceptions de Condorcet, féministe et fervent athée, un des piliers des futures théories proudhoniennes et celles envisagées un temps, par les Girondins). Jacques Roux et le « groupe des Enragés », qui refusent la conception jacobine de l’autorité étatique : JF Valet, le survivant de la répression jacobine, qui publiera le premier manifeste anarchiste : Gare à l’exploitation. Mouvements et personnalités intransigeantes et courageuses trop souvent oubliés de l’histoire révolutionnaire, à cause de leur insuccès. Théophile Leclerc (surnommé le Curé rouge). Le « soulèvement de Lyon » contre la Convention, le groupe de femmes révolutionnaires et de la comédienne féministe, Claire Lacombe qui dénoncent la Terreur, la manifestation de 6 000 femmes en colère ! William Godwin qui la même année, publie son « Enquête sur la justice sociale », etc.
Le deuxième chapitre est consacré à William Godwin, « le rationnel », un des trois penseurs libertaires avec Léon Tolstoï et Max Stirner, à être restés étrangers au mouvement anarchiste historique du XIXe siècle. Godwin sera ignoré de Bakounine et découvert sur le tard par Kropotkine, puis reconnu par la suite par les intellectuels. Godwin et sa remise en question de la religion, sa critique de l’État, son rejet du « contrat social » si cher à Rousseau, etc. Max Stirner « l’égoïste individualiste » et sa seule œuvre importante : L’Unique et la propriété. Son apologie de la violence et du crime qui préfigure la « propagande par le fait » des années 1880/90 et encore, son « Association des égoïstes » !
Pierre-Joseph Proudhon ou « le paradoxal », homme aux idées contradictoires, mais qui, contrairement à Stirner, propose, lui, un individualisme social. Internationaliste convaincu, pourfendeur de l’État et des frontières et passionné de justice. L’auteur nous explique longuement ce qu’entendait exactement, d’après lui, Proudhon par sa formule « La propriété c’est le vol ». Les relations de cet homme plutôt machiste avec Charles Fourier, la féministe Flora Tristan, puis à Paris, avec Alexandre Herzen et Michel Bakounine. Sa relation ratée avec Karl Marx et sa méfiance accrue du communisme. Woodcock s’arrête sur la courte expérience proudhonienne à la députation, « dans un but de propagande (!) ». Il analyse ensuite, ses œuvres et ses articles publiés dans plusieurs des journaux (interdits) et les revues qu’il a créées.
C’est au tour de Michel Bakounine, ou « le destructeur ». Sa formation, son enfance à la campagne, principalement à l’appui de l’unique source biographique en anglais de EH Carr. Bakounine, cet aristocrate qui se rallie à la cause anarchiste et ne publiera que quelques articles. Ses années de prison (notamment dans la fameuse forteresse Pierre & Paul de Pétersbourg et en Sibérie). Bakounine l’impulsif qui se trouve « partout où ça bouge ». Woodcock s’arrête sur sa relation méfiante avec Serge Netchaïev, partisan radical de la violence, son militantisme au sein de la Première Internationale avant de s’en éloigner à cause de son autoritarisme et de son opposition à Karl Marx, puis son exclusion, avant de rejoindre ses camarades anarchistes et non-autoritaires au congrès de St Imier.
Le chapitre suivant présente Piotr Kropotkine ou, « l’explorateur ». Contrairement à Bakounine (qu’il n’a jamais rencontré), Kropotkine, être bienveillant et doux, préfère le débat public à l’action violente. George Woodcock nous raconte son enfance à la campagne, entouré de serfs. Durant son adolescence, remarqué par le Tsar, il intègre l’ordre des pages. Mais refusant de suivre la voie tracée, il part en tant que géographe en Sibérie. Fin observateur scientifique, il en parcourra plus de 80 000 kms et en tirera des essais scientifiques reconnus à l’international. Il y prend conscience de la condition des déportés et décide de quitter la Russie, fréquente les anarchistes londoniens, puis du Jura suisse de James Guillaume. Il retourne ensuite en Russie où il se rapproche du Cercle Tchaïkovski, sans en partager les tendances à l’action directe. Arrêté et lui aussi emprisonné à la forteresse Pierre & Paul, il s’en évade héroïquement et retourne en Suisse, où il créé Le Révolté, périodique anarchiste le plus influent, depuis Le Peuple de Pierre-Joseph Proudhon. L’auteur creuse ses œuvres, La conquête du pain, L’esprit de révolte, qui deviendront les supports centraux de la théorie du communisme libertaire et de l’entraide. Woodcock nous raconte enfin, la fin de sa trajectoire, ponctuée d’actions militantes et de retours à la case prison. Ses positions antimilitaristes mais fermement antiallemandes au début de la Première guerre mondiale, lui seront beaucoup reprochées et l’éloigneront petit-à-petit, de ses camarades anarchistes. Il regagne la Russie après la Révolution de 1917, mais assiste à l’arrestation des libertaires par les Soviets de Léon Trotski et exhorte les survivants à tirer les leçons des erreurs de la Révolution, confisquée par les socialistes autoritaires. Son enterrement, rassemblant plus de 20 000 personnes, est la dernière manifestation libertaire de masse, sous un gouvernement bolchévique.
Léon Tolstoï « le prophète », conclue cette première partie consacrée aux grands penseurs anarchistes. Même si les relations de Tolstoï avec des anarchistes de diverses tendances fédérative (Proudhon), communautariste (Kropotkine) s’avérèrent occasionnelles, plusieurs liens communs aux trois, les rapprochent sur le plan des idées. Tolstoï prône comme Proudhon, une révolution morale plutôt que politique. Rejet de l’État, production coopérative, entraide, proximité avec la nature, amélioration de la condition paysanne, solidarité internationale, l’éducation, etc. Woodcock brosse le portrait de cet « anarchiste chrétien dépourvu de mysticisme et de foi » qui fut lui aussi élevé avec de petits paysans. Ses conceptions philosophiques influenceront durablement les anarcho-pacifistes des Pays-Bas, du Royaume-Uni et des Etats-Unis. Gandhi sera un de ses disciples.
La seconde partie de cet essai, Le mouvement, commence sur un chapitre consacré à l’anarchisme international. Woodcock s’arrête longuement sur les cinq pays ayant vus se développer une tentative d’organisation internationale du mutualisme de Proudhon, à leur effort pour trouver leur place au sein de la Première Internationale (1880/90), qui s’achève en 1914 et la création de l’Association Internationale des Travailleurs, succès relatif, etc.
L’histoire de l’anarchisme en France. Premier pays européen où la pensée fédéraliste, puis communaliste et syndicaliste conduite par les penseurs présentés dans la première partie et d’autres moins connus, a entraîné un soutien de masse. George Woodcock va longuement développer les positions d’Anselme Bellegarrigue (proche de Stirner), du médecin Ernest Coeurderoy (obsédé par la guerre de libération généralisée) de Joseph Déjacque, (l’ancêtre des théoriciens de la « propagande par le fait ») et de peintres et artistes.
Leurs diverses théories s’exprimeront durant La Commune (plus précisément à Paris et Lyon) avec Eugène Varlin, Benoît Malon etc … Elles connaitront ensuite un creux après la répression de la Semaine sanglante et ne retrouvera son souffle qu’après l’amnistie générale des Communards en 1881.
Les survivants de la Commune de Paris, Elisée Reclus, Louise Michel, Jean Grave, Sébastien Faure, Emile Pouget, etc., reprendront le flambeau, perturbés par une série d’attentats perpétrés par les individualistes et leur « propagande par le fait » atteignant son paroxysme dans les années 1890. Mouvement inauguré par Ravachol en 1892, suivi par l’attentat contre le commissariat de La rue des Bons enfants, ceux d’Auguste Vaillant et Emile Henry (tous deux guillotinés), puis de Marius Jacob et de La Bande à Bonnot. Episode le plus controversé de l’histoire de l’anarchisme en France, entrainant une vague de répression fatale contre le milieu anarchiste qui, de 1918 à 1930, ne sera plus « qu’un fossile vivant ». Et ce, malgré la convergence vers la France, de nombreux anarchistes exilés (Nestor Makhno, Alexandre Berkman et Emma Goldman, ou encore, Camillo Berneri). George Woodcock s’arrête ensuite sur l’action des anarchistes dans la Résistance, mais uniquement à titre individuel. Les idées anarchistes ne réapparaitront de façon criantes que dans les slogans de la révolte de Mai 68, tandis que la Fédération anarchiste poursuivra ses activités parallèlement à des groupes libertaires d’autres tendances (UTCL, ORA, OCL, etc.) qui essaieront vainement de s’unir au sein de la lutte anticolonialiste (soutien aux Kanaks en souvenir de l’action de Louise Michel durant sa déportation en Nouvelle-Calédonie), etc.
C’est au tour de l’anarchisme italien d’être passé au crible. Dans les premières années, le mouvement anarchiste y est clandestin. La Romagne est le principal lieu militant. Bakounine est très proche de ses anarchistes dont Andrea Costa, Errico Malatesta, Carlo Cafiero, etc., desquels George Woodcock nous raconte la vie et les actions. Ailleurs dans le pays, de nombreuses sections de l’Internationale sont mises sur pied, dont beaucoup se démarquent des socialistes autoritaires. Mais la répression active de l’état freine leur progression. Des groupes anarchistes locaux prennent le relais par des actions sporadiques.
C’est le syndicalisme qui entrainera un regain de vitalité au mouvement, au début du XXe. En 1920, parait Humanita Nova, le premier quotidien anarchiste.
Mais le glissement progressif du gouvernement vers la dictature prend les anarchistes pour cible qui, soit s’expatrient à l’étranger, soit finissent dans les geôles des colonies pénitentiaires. Ils ne rentreront « au pays » qu’après-guerre. Avec les survivants du fascisme, ils créent la FAI, tandis que Naples redevient le centre d’activité. A la fin du XXe, le mouvement anarchiste italien est le plus vigoureux de tous les pays. Durant les « années de plomb », les anarchistes se contentent de mettre sur pied des coopératives et de contribuer au développement d’une Internationale anarchiste.
A présent, l’anarchisme en Espagne. La péninsule espagnole a toujours été, par son économie et sa géographie, isolée du reste de l’Europe. George Woodcock nous explique néanmoins que dès 1845, les influences de Proudhon et dans une moindre mesure de Kropotkine sur le mouvement anarchiste local.
Mais, sa vraie naissance a lieu lors de la révolution de 1868, qui détrône Isabelle II. Or, la forte répression de l’armée qui prend le contrôle du pays en 1874, frappe de plein frein l’expansion de la Première Internationale sur le territoire.
Dans les années 1878/90, comme en France, les anarchistes entrent dans une phase violente d’assassinats politiques. Tandis que leurs idées inspirent, ici aussi, intellectuels et artistes. En 1910, la Confédération Nationale du Travail (CNT), est créé. Nous allons en suivre la longue évolution. Puis, celle de la Fédération Anarchiste Ibérique (FAI), créé en 1927 par des anarchistes révolutionnaires dispersés, qui ne sortira de la clandestinité qu’au début de la Guerre civile, en 1936. Woodcock s’y arrête longuement.
De la première dynamique de la FAI/CNT, de juillet 36 au début 1937, à son déclin lors du processus de centralisation militaire et administrative dans les régions sous contrôle du gouvernement républicain, qui renforce l’influence des communistes. Woodcock évoque ensuite, les leçons positives de la guerre civile (collectivisation et capacité d’organisation des paysans et des ouvriers pendant les premiers mois de 36), épisode le plus important dans l’histoire mondiale de l’anarchisme.
Le chapitre se termine sous le régime de Franco (39/75) avec l’exil (en France, Grande-Bretagne et Amérique latine), les pertes de militants et la clandestinité pour les survivants. Ce qui reste des militants de la FAI/CNT ne sortiront de l’ombre qu’en 1976, leur évolution sera lente et n’atteindra jamais celle des années de la guerre civile.
L’anarchisme en Russie. Malgré les écrits et actions de Michaël Bakounine, Piotr Kropotkine et Léon Tolstoï, le mouvement anarchiste ne voit nommément le jour en Russie, qu’à partir de 1890. La courte période d’influence bakouninienne prend fin avec l’assassinat d’Alexandre II, par les militants de Narodnaïa Volia. Elle entraîne une vague de répression sans merci. Cependant de 1903 à 1914, une dizaine de journaux libertaires voient le jour dans le pays. Il est mal aisé d’évaluer la contribution des anarchistes à la révolution de 1905.
Pendant la Première guerre mondiale, l’action libertaire décline et les anarchistes, vite évincés au bout de six mois, joueront un rôle mineur dans la révolution de 1917. Il faudra attendre pour cela, le retour des exilés (Emma Goldmann, Alexandre Berkman et Gregor Maksimor, etc.). Mais, Léon Trotski devient le plus violent détracteur des opposants anarchistes au gouvernement des bolchéviques et des Soviets, à partir de mars 1921. Après la révolte des marins de Kronstadt, les anarchistes sont, soit éliminés, soit arrêtés par centaines dans le reste du pays. Cependant, la Maknovitchina de Nestor Makhno fait une apparition remarquée durant la guerre civile, mais après ses victoires remportées contre l’armée blanche en Ukraine, il est déclaré hors la loi par les Bolchéviques, « pour bons services rendu ! » selon l’expression de George Woodcock, qui nous raconte ensuite son épopée en détail, jusqu’à sa mort dans la misère à Paris.
En 1922, tous les anarchistes russes et ukrainiens seront arrêtés, emprisonnés et exécutés, seuls quelques-uns réussiront à s’exiler et révèleront à la gauche mondiale, la répression exercée par les bolchéviques sur les anarchistes et les autres opposants déclarés « contre-révolutionnaires », dès les premiers jours de leur régime. A partir de 1930, les purges staliniennes finiront le travail ! …
Le dernier chapitre est consacré à L’anarchiste ailleurs dans le monde. Woodcock nous raconte, dans un style toujours aussi clair, à l’appui d’une nombreuse et passionnante documentation, l’histoire des mouvements et personnalités anarchistes, autant au Mexique qu’au Brésil, Pérou, Chili, Argentine, etc. Puis en Allemagne, sous l’influence d’Erich Müsham, de Rudolf Rocker, Gustav Landauer, etc. Enfin, en Suède, aux Pays Bas, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis (Haymarket, Emma Goldman, Alexandre Berkman, Sacco et Vanzetti, Voltairine de Cleyre, etc) … Vaste programme !
Enfin, dans l’épilogue, George Woodcock tente de répondre à deux questions. Pourquoi le mouvement anarchiste « classique », crée sous l’impulsion de Michaël Bakounine et ses camarades, s’est-il effondré au XXe siècle ? Et pourquoi et comment l’idée anarchiste, notion plus large, a-t-elle survécu et s’est transformée dans la seconde moitié du XXe ?
Ouvrage aussi passionnant pour les lecteurs et lectrices qui souhaitent découvrir les mouvements et idées anarchistes et leur histoire dans le monde, que pour ceux déjà convaincus, mais intéressés par une vision historique, venue de l’autre bout de l’océan Atlantique. Un grand merci éditions Lux d’avoir réédité cet ouvrage de référence !
Patrick Schindler, infoLibertaire.net, 4 février 2023.
Lisez l’original ici.