Pour la suite du monde
Cet été, je ne ferai pas un jardin, non, nous partons ce matin à la rencontre de La Petite-Gaspésie, à défaut de la grande.
– Maria, tu ne peux pas connaître le Québec sans faire connaissance avec le fleuve, ai-je annoncé à ma coloc mexicaine.
– Mais, jé lé connais, jé lé vois tous les jours, Josèè.
– Ce n’est pas le fleuve, ça, c’est la voie maritime, sa portion commerciale, là où il a perdu son âme. Le Saint-Laurent n’est pas fait de la même eau.
C’est son cadeau de 32e anniversaire, aller s’asseoir quelques jours devant les battures, près de Kamou, à L’Islet-sur-Mer, chemin des Pionniers. Là-bas, le fleuve et les marais salés fusionnent au gré des lunes, là où autrefois les bélugas venaient se prendre dans les harts des pêcheurs de marsouins. Face à L’Isle-aux-Grues, c’est ici que les premiers Blanchet sont venus accoster. Aussi bien partir de là, pour la suite du monde.
Expliquer le pays dans une langue qui n’est pas la sienne n’est pas chose aisée. Il est plus simple de le faire sentir, qu’il s’infiltre dans les veines jusqu’au coeur. Un parcours aussi large, aussi long, se vit davantage qu’il ne se raconte. Le fleuve se hume, comme un fumet.
«Affluent, estran, iscle, tant de jolis mots qui roulent et cassent et glacent dans la bouche. Ils disent tant, mais on les lit si peu.»
C’est comme Charlebois, après qu’elle l’a vu en spectacle aux Francofolies (« je vais m’en souvenir sur mon lit de mort, Josèè »), j’ai pu lui expliquer la chanson Entre deux joints qu’elle avait enregistrée sans la comprendre.
Une copie du Devoir traînait sur la table de la salle à dîner, un article de mon collègue Jean-François Nadeau sur Pierre Bourgault (parolier de cette chanson), sa dimension politique, historique. Je lui ai traduit chaque strophe nationaliste de mon ancien prof de journalisme qui m’avait même prêté une jolie broche pour mon premier mariage. Entre deux joints, tu pourrais faire queq’chose. Entre deux joints, tu pourrais te grouiller le pays. Et ce pays, c’est aussi les remous d’un fleuve.
« La façon dont l’eau enveloppe ou contient un pays influence la façon de l’écrire. Dans la littérature française, la mer est une évasion. Dans la littérature anglaise, elle est une prison. Ici, on louange les eaux nourricières du fleuve, jugulaire de notre territoire », écrit Anaïs Barbeau-Lavalette dans Femme fleuve.
Ici, le fleuve est un horizon nourricier et une veine primaire qui a rimé avec misère.
Notre garde-manger
Le fleuve fait partie de mes ancêtres. J’ai conservé le fanal de François-Xavier Mercier, grand-père maternel de mon père, encore exposé sur l’armoire, un phare intérieur. Il l’accrochait au bout de sa barge dans la nuit noire pour aller pêcher la morue au large de Cap-des-Rosiers. J’ai ressorti pour Maria l’historienne, qui ne se lasse pas des photos jaunies et des archives poussiéreuses, les photos d’antan, celles de la Gaspésie en noir et blanc.
Le fleuve nourricier, c’était aussi l’auberge de Mam’, mon ancêtre, la femme de F.-X. Dans le livre du Centenaire du Cap-des-Rosiers, 1872-1972, on raconte que c’est vers 1935 que madame Mercier et son mari ont ouvert une salle à manger dans leur maison. « C’étaient des gens qui aimaient beaucoup le public, festoyaient avec eux à l’occasion. C’était l’endroit par excellence pour manger du bon homard. »
J’ai montré à Maria le menu encadré par mon père, 35 cents, en anglais (pour les Américains), du poisson, du homard et du crâââbe. Du fait maison. Le garde-manger s’étalait devant la maison, l’horizon, la « mer ». Aujourd’hui, la maison a disparu, remplacée par le parc Forillon.
Il faudra que je raconte à Maria que ces pêcheurs affrontaient le fleuve sans savoir nager, au péril de leur vie, dans le crachin de l’incertitude, sans jamais être certains de rentrer sur la grève. Les Gaspésiens le craignaient et s’en méfiaient, le chevauchaient sans jamais le dompter. « Tu essaies de peindre le fleuve et tu n’y arrives pas. Il est plus fort que toi. […] Le fleuve seul, le fleuve comme entité, continue de t’intimider », poursuit Anaïs s’adressant à son amant-peintre.
« Le fleuve est notre grand sage intérieur », m’a glissé l’écrivaine Marie-Ève Sévigny. Et face à un sage, on se tait et on écoute.
La faute à Cartier
« Nous sortirons pieds nus / En silence / Nous sortirons / Par l’horizon. » Je ferai jouer Félix dans l’auto, tiens, il me semble que de l’île d’Orléans à L’Isle-aux-Grues, ses paroles nous porteront. Je ferai écouter à Maria un extrait de Pour la suite du monde de Pierre Perrault même si je devrai traduire la langue de mon grand-père.
Je suis à lire Nous autres icitte à l’île une réédition joliment préfacée par Jean-François Nadeau qui a assisté Perrault dans cet ouvrage d’historien et de documentariste. Je suis envieuse de leur lien.
«Il a pris en charge le discours du fleuve. Il a lu le livre du fleuve. Et il s’efforce d’établir des ponts entre le passé du premier venu et le présent de notre ignorance. Il se tient responsable du sens.»
De L’Isle-aux-Coudres, découverte par Cartier, jusqu’au mot misère, Perrault apprivoise la parole des insulaires tout en citant Michel Serres : « Il s’agit de l’état de misère qui n’eût jamais d’histoire et de philosophie parce qu’il gît avant la première et à l’écart de la seconde. »
Perrault fait oeuvre de mémoire en ressuscitant la pêche aux marsouins (les bélugas) sur l’île, le fleuve, ses « misères noères ». « Il a déclaré allégeance à la misère et même s’il profite du présent il a vécu le passé… ce temps de la misère… comme un ancêtre. N’est-ce pas la seule façon valable d’être au monde ? Et le monde n’existe que grâce à l’héroïsme. »
Et le cinéaste note « ayant eu, durant des siècles, à affronter à la voile, à la rame, à l’aviron, dans la dérive des lunaisons qui foulent et refoulent les marées, dans la véhémence des courants qui chevauchent les baissants, parmi les glaces en bouscueil, en ramas, en rompis… à affronter ».
Maria, l’historienne avide du passé, sait que nous sommes enfantés par toutes les misères du monde et des deux sexes (c’était une époque limitée de ce côté). Ici, nous venons du fleuve, depuis Cartier pour l’écrire et bien avant pour le dire.
À une jeune amie qui me demandait l’autre soir pourquoi je conservais le menu de morue poêlée (sans ailloli de câpres aux embruns d’algues sur nage de homard vanillé) d’une auberge de Gaspésie aujourd’hui disparue, je réponds par les mots de Perrault : « La mémoire est une planche de salut pour échapper au naufrage éventuel. »
Adoré me plonger dans Nous autres icitte à l’île, une réédition de ce bijou de Pierre Perrault où toute la sève et la candeur du Québec se retrouvent dans les pages et les citations. Comment résister à ces phrases magnifiques : « Il était imbu du temps passé » ? bit.ly/3XAlPbX
Le livre m’a donné envie de revoir le documentaire Pour la suite du monde sur L’Isle-aux-Coudres et ses habitants, les « Marsouins ». Un de mes projets d’été : me replonger dans l’oeuvre de Perrault. C’est ici, à l’ONF (gratuit) : bit.ly/44xIiIG
Josée Blanchette, Le Devoir, 7 juillet 2023.
Lisez l’original ici.