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Détail d'un montage artistique.
1 février 2023

«Plus que la seule abolition de la police, penser un monde sans police»

Dans 1312 raisons d’abolir la police, Gwenola Ricordeau s’appuie sur une série de réflexions et d’expériences militantes radicales nord‑américaines pour nous inviter à penser une société sans forces de l’ordre. Entretien.

 

Montage artistique.
Artiste: 20100

Militante et universitaire (ainsi que contributrice occasionnelle de CQFD1), Gwenola Ricordeau prône depuis des années l’abolitionnisme pénal, courant visant à mettre à bas l’ensemble des institutions policière, judiciaire, carcérale. C’est sur l’abolition de la première qu’elle se concentre aujourd’hui avec une anthologie au titre malicieusement ACABisé : 13122 raisons d’abolir la police (collection « Instinct de liberté », Lux, 2023).

À travers cette série de textes de chercheurs et d’activistes qu’elle a rassemblés et commentés, elle met en lumière la vie actuelle du mouvement abolitionniste de la police en Amérique du Nord – et tout particulièrement aux États-Unis, où elle vit et travaille comme professeure associée en justice criminelle à l’université d’État de Californie, à Chico. Un ouvrage qui regarde outre-Atlantique donc, mais dont l’objectif est bien de nourrir nos réflexions et nos luttes pour en finir avec la police ici et partout.

Nous avons rencontré Gwenola Ricordeau début janvier à l’occasion de sa tournée française de présentation du livre. Une tournée qui a connu un succès certain : auditoires nombreux et cris d’orfraie de la fachosphère furax sur le web. Preuve que le sujet interpelle. Et qu’imaginer et construire un monde sans forces ni maintien de l’ordre ne semble aujourd’hui peut-être plus si impossible.

Toi qui travailles sur l’abolitionnisme pénal en général, pourquoi ce livre sur la seule question de l’abolition de la police ?

« Lorsqu’on regarde l’histoire de la pensée et des luttes abolitionnistes depuis les années 1970, on s’aperçoit qu’elles se sont essentiellement focalisées sur l’institution carcérale. La police en a été une sorte d’angle mort. Pourtant, s’attaquer au système pénal inclut évidemment de s’attaquer à la police.

Ce qui m’a poussée à construire ce livre maintenant, c’est tout ce qu’il s’est passé à la suite du meurtre de George Floyd en 2020, les mobilisations de Black Lives Matter et une certaine forme de popularisation des thèses abolitionnistes de la police en Amérique du Nord. Vivant et travaillant aux États-Unis, j’ai une bonne connaissance du terrain, de ce qui s’y passe et des luttes qui s’y mènent. J’ai pensé que c’était une belle occasion de contribuer à la circulation de ces idées. »

Défendre l’abolition de la police implique de poser au préalable une critique radicale de cette institution…

« Cela nécessite de s’opposer à la Copaganda comme disent les Anglo-Saxons : toute cette propagande pro-police extrêmement forte qui repose sur une série de mythes – notamment l’idée qu’il y aurait un effet de l’activité policière sur la criminalité. Dire que le travail de la police n’a pas d’effet sur le niveau de délinquance est un propos qui très souvent choque. Pourtant, lorsque l’on explique que celui-ci est essentiellement façonné par des variables sociales, comme la répartition des richesses ou la qualité des liens sociaux, cela apparaît comme une évidence. Cela revient pourtant à dire exactement la même chose.

Il s’agit également de rompre avec ce que j’appelle le “régime ordinaire de la critique” de la police, qui se focalise sur les soi-disant dysfonctionnements de la police. Or, c’est tout le contraire : la police fonctionne, et même très bien. Elle fait ce pourquoi elle a été créée : contribuer au maintien de l’ordre capitaliste, du suprémacisme blanc, du patriarcat… Rompre avec cette critique classique et limitée permet d’avoir une idée plus claire de ce qu’est l’abolitionnisme, qu’on ne peut séparer d’un projet révolutionnaire. Il s’agit plus de penser le monde sans police que la seule abolition des forces de police.

Dans l’introduction du livre, j’essaie de faire une description générale des méfaits de la police liés à son existence même. On pense évidemment à toutes les formes de violences policières, en particulier les crimes policiers, mais le caractère néfaste de la police n’est pas réductible à ces actes les plus graves, loin de là. Cette institution façonne nos vies et notre rapport au monde. Et plus encore pour les personnes qui sont les cibles premières de l’activité policière : les populations les plus pauvres, les populations issues de l’immigration et de l’histoire coloniale… »

Lorsque tu parles de police, tu ne désignes pas le seul corps de métier qu’on nomme ainsi, mais bien les missions de police en général. Ce qu’on appelle en anglais le policing, qui peut se traduire par « maintien de l’ordre »…

« Il est important de souligner qu’il y a tout un ensemble de métiers qui peuvent complètement endosser des fonctions policières. On l’a très bien noté dans le contexte politique qui a été celui des États-Unis en 2020 et 2021, où l’on a entendu des appels à renforcer certains corps de métier, dans le social par exemple, en complément ou remplacement des policiers. C’est pour ça que je tenais à ce qu’on ait dans le livre une contribution de travailleurs sociaux abolitionnistes, Kirk “Jae” James et Cameron Rasmussen, dénonçant toutes les formes de collaboration entre travail social et fonctions policières.

Par ailleurs, on peut très bien imaginer que le capitalisme se renouvelle pour avoir des formes de policing qui ne passeraient plus par l’emploi de policiers tel qu’on l’entend aujourd’hui, que ce soit des formes de surveillance autour des nouvelles technologies, de l’autosurveillance… C’est à garder à l’esprit lorsqu’on réfléchit à la fin de la police : éviter qu’il y ait finalement d’autres formes de police qui se mettent en place. »

Une fois réaffirmé le constat de la nocivité de la police, le livre est consacré à l’étape suivante : comment en finir avec la police ? Avec des analyses autant que des cas concrets…

« Le livre a été conçu pour permettre aux personnes critiques de la police, voire déjà abolitionnistes, de s’armer du point de vue des idées, mais aussi des pratiques. C’est pourquoi il était important de réunir des voix situées dans différentes luttes, celles des personnes non blanches, des travailleur·euses du sexe, des personnes handicapées… Il s’agissait aussi de sortir de certains préjugés sur l’abolitionnisme qui le renvoient à une forme de naïveté ou de simplicité. Il est temps de retourner la charge de la naïveté contre les légitimistes et les apologistes de la police qui nous taxent d’utopistes. »

Tu parles là des partisans de la police, mais tu t’attaques surtout aux réformistes. Une grande part du livre dénonce l’impossibilité d’une réforme de la police…

« J’aime beaucoup ce qu’écrit dans le livre [le chercheur et militant] Dylan Rodríguez sur le réformisme : il le présente comme une forme de contre-insurrection libérale, consistant à nourrir cette illusion qu’on pourrait avoir une meilleure police alors que tout nous dit, sur le terrain des luttes comme dans les travaux de recherche, que la police ne change jamais qu’à la marge. L’ampleur des méfaits liés à son existence même implique de rompre avec les discours qu’on entend essentiellement aujourd’hui autour d’une potentielle réforme, d’une possible amélioration de la police. »

Penser un monde sans police ne va pas de soi, tant l’institution et ses missions sont ancrées dans nos réalités à tous les niveaux. D’où le fait que cela puisse facilement apparaître comme une utopie…

« Effectivement, le constat de l’évidence de la police est largement partagé dans nos sociétés. Il est lié bien sûr à toutes les formes de propagande policière déjà évoquées, dans lesquelles nous baignons sans cesse, de la culture populaire (comme le cinéma) aux discours politiques dominants. Mais lorsqu’on regarde du côté des luttes radicales, penser l’abolition de la police arrive en fait assez naturellement. Lorsqu’on s’attaque à l’État, on est naturellement amené à se confronter à la police et cette conflictualité doit amener à imaginer de vivre sans cette police.

Même si l’étiquette abolitionniste n’existe que depuis les années 1970, bien des mouvements au cours de l’histoire sont allés dans cette direction. Il suffit de penser à tous les mouvements anarchistes qui ont toujours assumé leur antagonisme avec la police. Ou à la pensée radicale noire, particulièrement celle des Black Panthers qui, non seulement ont fourni des analyses radicales de la police, la définissant comme une force d’occupation, mais aussi inventé un ensemble d’outils, de stratégies qu’on va retrouver ensuite du côté des abolitionnistes.

Finalement, penser que l’abolitionnisme de la police est quelque chose de récent est une illusion. Tous les mouvements révolutionnaires conséquents, à un moment donné, ont remis en question l’existence de cette institution. »

De la même manière que le mouvement de l’abolitionnisme judiciaire et carcéral réfléchit à d’autres façons de rendre la justice, l’abolitionnisme de la police ne doit-il pas aussi imaginer des alternatives ?

« Dans cette perspective de préfigurer ce que serait une société sans police, le livre contient un texte [du sociologue] Alex Vitale qui suggère des pistes pour faire sans la police dès aujourd’hui. Ceci dit, il y a toujours des limites à ce type d’exercice puisque, je le répète, je défends une perspective révolutionnaire plus générale. À mon sens, on n’abolira pas la police simplement en mettant en place des alternatives.

Mais se posent en effet à la fois des questions d’ordre anthropologique et d’autres plus pragmatiques. Comment répondre à certains besoins légitimes censés être aujourd’hui pris en charge par la police ? Étant entendu qu’il n’y a pas de société humaine sans aucune forme de contrôle social, lesquelles nous semblent acceptables ? De même, peut-on imaginer une société sans usage de la coercition ? Il semble que les anthropologues diraient plutôt non.

Cela conduit à d’autres interrogations compliquées : comment chercher la vérité dont ont besoin les victimes de crimes sans professionnels de l’enquête ? Par exemple, est-ce que ça nous paraîtrait acceptable d’avoir recours à des analyses ADN ? Dans ce cas-là, est-ce qu’on peut déprofessionnaliser les laboratoires d’analyse scientifique ? »

Quelles sont les stratégies concrètes des mouvements abolitionnistes ? Comment faire avancer la lutte contre la police au quotidien ?

« Les abolitionnistes ont des choix stratégiques divers, que je classe en trois catégories : la destruction, par l’attaque directe, dans une perspective nettement insurrectionnaliste ; l’abandon, avec des stratégies tendant à créer des alternatives et à s’organiser au quotidien pour vivre sans police ; le démontage, une sorte de guerre d’usure consistant à pousser l’abolitionnisme par la promotion de réformes dites “non réformistes”, c’est-à-dire des réformes qui permettent d’affaiblir l’institution policière. La tactique du définancement de la police, dont on a beaucoup entendu parler, s’inscrit dans cette dernière stratégie, qui peut aussi s’appuyer sur la diminution des effectifs ou le retrait de certaines tâches. Bien sûr, les luttes peuvent user indistinctement de ces différents leviers. »

La stratégie qui semble dominer actuellement, notamment aux États-Unis, c’est celle du démontage…

« Ce qui peut s’avérer problématique. C’est une stratégie qui peut être récupérée en dehors d’une gauche radicale et participer de ce qu’on pourrait appeler une “mainstreamisation” de l’abolitionnisme en éludant son caractère révolutionnaire. Ce serait une impasse, voire même un désastre pour le mouvement.

C’est la stratégie qui a été la plus popularisée, notamment parce que le définancement est sans doute la proposition la plus facilement entendable dans la population générale. Cela peut finalement sembler être, même hors du camp abolitionniste, une mesure de bon sens face à une police très coûteuse. Mais on en voit les limites, avec par exemple des formes de vases communicants qu’il peut y avoir entre police et travail social. Dans le contexte étasunien, on a aussi des forces de police municipales qui sont définancées, mais dont toutes les fonctions sont reprises en charge par d’autres forces de police – liées à l’État ou fédérales. »

Dans le livre, tu laisses de côté des cas concrets, des exemples de sociétés autochtones ou d’expériences révolutionnaires sans police. Pourquoi ce choix ?

« Ces expériences et les savoirs qui y sont liés sont extrêmement importants, mais il n’était pas possible ici de rendre compte de la complexité des situations politiques, des débats que ça a pu susciter en convoquant trop brièvement telle ou telle situation. On a déjà beaucoup fait appel dans les réflexions abolitionnistes à des cultures autochtones, notamment d’Amérique ou d’Océanie, comme sources d’inspiration. Au risque de tomber parfois dans des formes de folklorisation, d’exotisation de ces sociétés.

Je pense que travailler sur d’autres cultures, ou même sur des expériences politiques déterminées, demande un travail à part entière si on ne veut pas prendre le risque de les homogénéiser. Sans critiquer personne en particulier, c’est ce qui arrive souvent quand on évoque un peu superficiellement le mouvement zapatiste au Chiapas ou la révolution espagnole de 1936. J’ai préféré me concentrer sur ce que je connais le mieux : l’Amérique du Nord. »

C’est le contexte que tu connais le mieux, mais n’est-ce pas aussi là que les mouvements abolitionnistes sont les plus forts ? En France, malgré une plus grande visibilité des luttes contre les violences policières, le discours abolitionniste semble porter beaucoup moins…

« Il faut quand même se méfier des effets de loupe qu’on peut avoir depuis l’étranger. Je pense que la seule évolution notable de ces deux dernières années aux États-Unis, c’est une meilleure exposition des idées abolitionnistes et leur reprise par une partie de la jeune génération. Mais il faut relativiser : très peu de mes étudiants en justice criminelle savent de quoi il s’agit lorsqu’on aborde l’abolitionnisme.

L’idée d’abolir la police est peut-être moins présente dans les milieux militants français qu’étasuniens, mais il faut là aussi nuancer. Sur le plan des idées, ce livre est le troisième qui traite de ces questions à être paru en très peu de temps, ce qui n’est quand même pas rien3.

Comme déjà dit, penser l’abolition de la police n’est pas le monopole des abolitionnistes. Il peut y avoir des luttes, par exemple contre des crimes d’État, qui, sans se revendiquer abolitionnistes, assument l’antagonisme avec l’institution policière et contribuent à l’avancée de ces idées. Par ailleurs, sur le terrain des luttes, les organisations et les militants font des choix tactiques liés à la situation concrète dans laquelle ils s’inscrivent. Il peut y avoir un intérêt à d’abord populariser un certain nombre de réflexions avant d’en arriver à revendiquer une étiquette abolitionniste. »

Tu conclus en appelant à défliquer les luttes progressistes. Tu mets notamment l’accent sur la lutte féministe…

« Dans les appels à la criminalisation de certains comportements, les appels au système pénal en général, il y a toujours à mon sens un manque d’analyse du rôle réel de la police. On le voit dans les courants du féminisme qui s’appuient sur la police et l’idée qu’elle pourrait être du côté des femmes4.

Si on remet en cause le système pénal, que l’on considère qu’il ne peut pas protéger ou venir à bout du patriarcat, on en arrive forcément à une critique de la manière dont la police peut être pensée dans nos mouvements progressistes. Cette expression, le déflicage, c’est donc un appel à la vigilance et plus largement un rappel qu’il ne s’agit pas, encore une fois, de simplement supprimer les forces de police, mais bien de penser une autre organisation sociale.

Après, le livre n’est qu’un livre, c’est-à-dire une invitation à d’autres lectures et à mettre à l’épreuve ces réflexions sur le terrain des luttes. »

 

1 Notamment pour l’article : « Après George Floyd, l’idée d’abolir la police gagne du terrain », CQFD n°189 (juillet-août 2020).

2 Le nombre 1312 a acquis une certaine popularité au sein du mouvement social, puisqu’il renvoie aux lettres ACAB (All Cops Are Bastards).

3 En 2021 sont parus Abolir la police, autoédité par le collectif Matsuda, et l’ouvrage collectif Défaire la police (éditions Divergences).

4 Des problématiques que Gwenola Ricordeau aborde dans Pour elles toutes – Femmes contre la prison (Lux, 2019).


Propos recueillis par Benoît Godin, CQFD, no 217, février 2023

Image: 20100

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