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Détail de la couverture du livre «La société de provocation».
21 juin 2023

Plaidoyer pour l’austérité

Les derniers mots de La société de provocation traduisent le pessimisme de l’autrice : « [L]e paradis effrayant vers lequel nous convient les Atlantes du XXIe siècle n’est rien d’autre que notre naufrage collectif. »

 

La société de provocation n’est pas un brûlot ni un texte contestataire, même si le sujet, l’obscénité des riches, aurait pu s’y prêter. L’ouvrage jette néanmoins un regard sans complaisance sur les dommages sociaux et environnementaux causés par les plus grandes fortunes. Dahlia Namian réfléchit aux paradis fiscaux et aux autres éléments qui rendent possible l’appropriation d’une bonne part des capitaux mondiaux par une minorité d’individus. Elle ausculte aussi la façon dont le capitalisme (et l’imaginaire collectif qui le soustend) valorise et facilite une telle accumulation d’argent – on trouve ici, selon moi, l’aspect le plus original de la réflexion de l’autrice. Les ultrariches comme Jeff Bezos ou Guy Laliberté fascinent, au point d’être quasiment vénérés dans notre société. On est loin, c’est le moins qu’on puisse dire, d’une certaine époque où la religion encourageait à faire voeu de modestie et de pauvreté.

La Terre et les riches

Les débuts de chapitres reposent souvent sur une métaphore littéraire qui illustre le propos (le titre de l’essai est d’ailleurs un emprunt à Romain Gary). La sociologue n’hésite pas à remonter dans le temps pour voir comment les artistes dépeignaient les ultrariches à leurs époques respectives. On chemine ainsi à travers les mots de Leonard Cohen, les peintures de Francis Bacon, les films de Chloé Zhao, mais c’est à l’écrivain américain Henry Miller que l’on doit l’une des plus savoureuses formules sur la richesse : le romancier considérait l’American way of life comme un «cauchemar climatisé». On ne saurait mieux dire aujourd’hui, vu les dommages climatiques engendrés par la surconsommation.

L’essayiste se penche sur des objets, notamment le superyacht, qui servent aux plus nantis à afficher leur fortune et à se distinguer des autres classes sociales d’une manière ostentatoire, provocatrice. Elle établit par exemple un parallèle entre la gastronomie à l’époque de la Rome antique, notre fascination contemporaine pour les émissions de cuisine et les repas exagérément onéreux des personnes au pouvoir (on repense au fameux Temps des bouffons de Pierre Falardeau): Selon Tite-Live, la Rome antique a commencé sa décadence au moment où elle s’est mise à vénérer ses cuisiniers.» La provocation surgit également dans les paradoxes, contradictions, gestes et écarts de ces ultrariches, comme le fait que le plus grand centre d’achats de luxe climatisé soit situé en plein désert, ou encore que Brad Pitt et Angelina Jolie aient acheté une des «îles factices» de Dubaï – l’Éthiopie – «en l’honneur de leur fille qui y est née». Namian rappelle non sans ironie que l’Éthiopie est «l’un des pays les plus pauvres au monde ! […] L’ancien couple, jamais à court de paradoxes, avait pour ambition de faire de cette fausse île un lieu d’exposition sur les questions environnementales “pour encourager les gens à vivre plus écologiquement”.»

Le Québec et les riches

Si l’autrice analyse plusieurs cas d’opulence à travers le monde et les époques (Mexico City, Dubaï, les États-Unis, le Canada), une de ses idées les plus intéressantes, à mon avis, concerne le Québec. Namian épingle les discours truffés de honte autour de la condamnation à la pauvreté (« être né pour un petit pain ») – discours qui circulent encore dans la société et ont longtemps nourri le malaise des Québécois·es par rapport à la richesse. Ils auraient commencé à changer après Expo 67, véritable «catharsis identitaire»:

Le maire Drapeau n’avait pas trouvé mieux que d’effacer les traces visibles de la pauvreté, en anéantissant tout un quartier pour faire place à la construction d’un stade de football, l’Autostade, qui sera lui-même démoli par la suite et remplacé par un vulgaire stationnement anonyme.

Ce livre témoigne d’une grande érudition, mais il n’est pas savant. Avec ses récits imagés, ses statistiques et faits saillants, ses notions sociologiques accessibles et ses nombreuses notes de bas de page, l’autrice traite de la question des écarts de richesse d’une manière très concrète. Par contre, j’aurais souhaité qu’elle définisse davantage le concept de «provocation», qui a été peu fouillé jusqu’à présent et m’apparaît fécond. Qu’est-ce que la provocation? Quels facteurs causent un scandale lié à la fortune? Que cherchent les ultrariches dans la provocation?

Cet essai, enfin, est plus descriptif qu’analytique. Les nombreux chapitres vont dans plusieurs directions, et chacun d’entre eux contient une longue introduction : on a l’impression que Dahlia Namian a plus d’aisance à présenter qu’à décortiquer le sujet même de son livre, soit l’obscénité de l’opulence. Cela dit, et bien qu’on se perde parfois dans les dédales d’une anecdote, La société de provocation demeure un ouvrage passionnant.


Sarah-Louise Pelletier-Morin, Lettres québécoises, no 189, été 2023.

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