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17 avril 2020

Petit guide du militantisme efficace

« On conclut qu’une manifestation est réussie lorsqu’on a rencontré le premier ministre, dit le secrétaire général d’Amnesty International, le Sud-Africain Kumi Naidoo (il fut auparavant directeur de Greenpeace). Or, souvent, il ne se passe rien ensuite… » Kumi Naidoo est un des 100 militants interviewés par les Britanniques Kate et Ella Robertson pour l’ouvrage How to Make a Difference : The Definitive Guide from the World’s Most Effective Activists (Octopus Publishing, août 2019). Elles ont tenté de répondre à la question suivante : comment suscite-t-on un changement sociétal ?

Kate et Ella Robertson ont fondé l’organisme One Young World en 2010. C’est une sorte de Davos des moins de 30 ans. « À la fin de notre conférence annuelle, les participants sont gonflés à bloc, convaincus qu’ils peuvent tout accomplir, raconte Ella, qui était de passage à Montréal au début février. L’enthousiasme, c’est bien, mais il est temps de parler de militantisme sous l’angle de l’efficacité. »

Conviction et compétences

Premier constat des autrices : le militantisme est efficace lorsqu’il conjugue conviction et compétences. Pour atteindre sa cible, il faut davantage de militants professionnels que de professionnels du militantisme. « Ne demandez pas à une militante des droits des femmes, par exemple, de rediriger son action vers la crise climatique sous prétexte qu’il y a urgence », illustre la directrice générale de One Young World. Un constat auquel souscrit Simon Tremblay-Pepin, professeur à l’École d’innovation sociale Élizabeth-Bruyère, à Ottawa, et coauteur de Manuel pour changer le monde (Lux Éditeur, 2020). Il cite la campagne 2016 de Bernie Sanders pour l’investiture démocrate qui a engendré le livre Rules for Revolutionaries : How Big Organizing Can Change Everything (Becky Bond, Zack Exley, Chelsea Green Publishing, 2016) : « Cette campagne a fait école parce qu’elle a mobilisé des bénévoles aux compétences spécifiques : experts en Web, en ressources humaines, pour le recrutement, et même des infirmières, pour veiller sur la santé physique et mentale de l’équipe. Le militantisme utile exige une expertise technique. » C’est d’ailleurs la prémisse de l’École Élizabeth-Bruyère : enseigner les sciences sociales et la gestion afin de stimuler une réflexion stratégique et politique chez ceux qui souhaitent changer le monde tout en leur donnant des outils pour y arriver.

Second constat : le militant est efficace lorsqu’il sait qu’il ne sait pas. « Il faut apprendre beaucoup. Il faut s’instruire », résume Ella Robertson. Elle cite le combat de l’ONG britannique Lumos, cofondée par l’autrice J. K. Rowlings, pour améliorer le sort des enfants des orphelinats. Au lieu d’organiser des activités de volontourisme et de financement pour ces établissements, Lumos estime que ces enfants se porteront mieux si on ferme lesdits établissements. Lumos a construit sa stratégie sur les constats de l’OBNL Save The Children. Ce dernier a noté que, dans certains pays, le nombre d’orphelinats a augmenté alors que le nombre d’orphelins, lui, a diminué. Ce serait le cas au Cambodge depuis 10 ans.

« En fait, 80 % de ces orphelins ont un parent vivant qui pourrait prendre soin d’eux, mais qui n’y arrive pas, faute de moyens, explique Ella Robertson. Mais les orphelinats ont besoin d’orphelins pour poursuivre leurs opérations… alors on arrache des enfants à leur famille, en leur promettant une vie meilleure. » Elle poursuit : « Au lieu de chercher des familles à des enfants qui en ont déjà une, Lumos travaille avec les communautés pour transformer les orphelinats en service de garde, afin que les enfants ne soient plus déracinés. On évite des souffrances à court terme et des séquelles à long terme. C’est un militantisme éclairé, pragmatique et efficace. »

Évaluer et gérer ses appuis

Troisième constat : le militantisme est efficace lorsqu’il sait évaluer et gérer les appuis dont il a besoin, selon le but qu’il cherche à atteindre. Ella Robertson cite Wael Ghonim, un des architectes de la révolution égyptienne de 2011. Ce dernier estime que leur mouvement était plus fort et plus efficace lorsque leur groupe Twitter était plus petit. Les militants étaient plus impliqués et unis autour d’un même objectif. Ghonim a même déclaré dans une conférence TED que les médias sociaux ont été à la fois « l’outil qui leur a permis de renverser des dictateurs et celui qui les a déchirés ».

Parfois, un grand nombre de militants « mous » convient. « Le dossier du compostage, lui, s’accommode bien du soutien mou d’un grand nombre de citoyens, note Simon Tremblay-Pepin. Il n’exige pas un appui politique lourd pour progresser et ne risque pas d’être détourné s’il rassemble trop de partisans. »

Vous n’avez pas à quitter votre emploi et joindre une ONG pour être un bon activiste.

Ella Robertson

Quatrième constat : le militantisme efficace vise une seule cible. Il ne s’éparpille pas. Ella Robertson cite le contre-exemple du mouvement Extinction Rebellion, en Grande-Bretagne. « Il parle à la fois d’action climatique et de changements gouvernementaux, dit l’autrice. Les citoyens sont perplexes. Ils ne souhaitent pas nécessairement renverser le gouvernement. »

Cinquième constat : le militantisme efficace est personnel. L’ouvrage britannique cite une des campagnes antipauvreté les plus célèbres de Grande-Bretagne menée par une femme nommée Jack Monroe. Cette mère célibataire sans le sou a lancé le blogue « Cooking on a Bootstrap », où elle partage ses recettes, qui coûtent moins d’un dollar à réaliser.

Sixième constat : le militantisme efficace est personnel, mais jamais thérapeutique. « J’ai travaillé avec plusieurs militants qui ont subi des violences sexuelles, confie la directrice générale de One Young World. Ce type de militantisme très personnel est efficace lorsqu’il survient après le processus de guérison. Alors, le récit devient un outil puissant. La meilleure stratégie consiste à raconter toute son histoire d’un seul coup. Pas à la distiller à mesure qu’on se sent prêt. Vous serez scruté à la loupe, votre histoire ne doit comporter aucun trou. »

Septième constat : le militantisme efficace est pluriel. Pour chaque Greenpeace qui pose des bannières sur les plateformes de forage, il faut un World Wildlife Fund (WWF) qui travaille avec les organisations derrière les portes closes. Ensemble, ces OBNL font progresser le dossier de l’environnement. Pluriel aussi dans ses lieux d’expression. « Vous n’avez pas à quitter votre emploi et à rejoindre une ONG pour être un bon militant, prévient Ella. One Young World compte beaucoup d’intrapreneurs. Comme ce jeune banquier qui, sensibilisé à la question des réfugiés climatiques, a convaincu son employeur de commercialiser des obligations vertes. Son action a donné des résultats concrets en permettant de diriger des capitaux vers l’action climatique. Certains militants posent des pancartes, d’autres créent des produits financiers. » Ici, Simon Tremblay-Pepin soulève une question : « Il y a matière à discussion : il est possible de créer des produits financiers moins dommageables. Mais cela demeure à l’intérieur du système financier traditionnel. Sommes-nous en train de changer les choses lorsque l’on maintient les structures en place ? »

Ce qui mène au huitième constat : le militantisme est efficace lorsqu’il mesure son effet. « Il ne suffit pas de dire : “Nous avons aidé des gens”, résume Ella Robertson. Quel groupe ? Combien ? Avec quels résultats ? »

Mais la transparence a un prix. « Oserons-nous dire aux donateurs, par exemple, qu’il coûte plus cher d’aider un enfant au Ghana qu’au Soudan à cause d’enjeux de sécurité qui compliquent la logistique ? » s’est interrogé Kevin Watkins, p.-d.g. de la filiale britannique de l’ONG Save the Children, lors d’un entretien avec Ella Robertson. Parfois, on atteint la limite de la quête de l’efficacité.

Diane Bérard, Le Devoir, 17 février 2020

Illustration: Aless MC

Lisez l’original ici.

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