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24 janvier 2016

Pédagogie collégiale, automne 2005

Livre référence:
Petit cours d’autodéfense intellectuelle

PETIT COURS D’AUTODÉFENSE INTELLECTUELLE
Professeur à l’Université du Québec à Montréal en Sciences de l’éducation, Normand Baillargeon est l’auteur d’un ouvrage récent sur la pensée critique intitulé Petit cours d’autodéfense intellectuelle. Il y présente avec méthode et pédagogie des outils et des applications relatifs à ce type de pensée. Sa première préoccupation est de nature épistémologique : il s’inquiète de la prévalence de la crédulité des gens et il est consterné « par ce qui me [lui] semble être un état réellement déplorable de la réflexion, du savoir et de la rationalité dans de larges pans de la vie académique et intellectuelle » (p. 10). Selon lui, l’inculture et le charlatanisme n’épargneraient pas certains secteurs de l’université actuelle.

Sa deuxième préoccupation est politique et concerne l’accès à une information complète et diversifiée de manière à comprendre le monde et à agir sur celui-ci. Il considère que l’éducation en tant qu’institution ne forme pas suffisamment le futur citoyen : « Les dérives clientélistes et le réductionnisme économique qu’on décèle actuellement chez trop de gens, et en particulier parmi les décideurs du monde de l’éducation, constituent donc, à mes yeux, d’autres graves raisons de ne pas être rassuré quant à l’avenir de la démocratie participative. » (p. 11)

La première partie de l’ouvrage intitulée Quelques indispensables outils de pensée critique est divisée en deux chapitres, le premier sur le langage et le deuxième sur les mathématiques. La justification des croyances est le titre de la seconde partie qui comprend trois chapitres portant respectivement sur l’expérience personnelle, la science empirique et expérimentale ainsi que les médias. Dans ce compte rendu, nous faisons ressortir la structure de l’ouvrage et mettons en relief quelques éléments tirés de chacun des cinq chapitres.

Le langage

Ce chapitre porte sur le langage dans l’optique de l’autodéfense intellectuelle, d’abord les mots et certains de leurs usages trompeurs, ensuite la logique et la rhétorique sous l’angle de la fourberie mentale et de la manipulation.

Dans la partie sur les mots, l’auteur nous « invite à faire preuve d’une grande vigilance à l’endroit des mots, une vigilance qui devrait en fait être égale à l’attention que leur portent, avec raison, ceux qui savent s’en servir efficacement pour convaincre, tromper et endoctriner » (p. 24). On y aborde la distinction entre la dénotation des mots et leur connotation, les vertus de l’imprécision, les dimensions sexistes, classistes, âgistes et ethnocentristes de la langue parlée ou écrite, l’art de l’ambiguïté et l’accentuation. Le jargon et la pseudo-expertise se manifestent lorsque les mots servent à compliquer artificiellement des choses plutôt simples ou à cacher la pauvreté de la pensée. Plusieurs domaines développent leur jargon propre, par exemple le droit: « Celui [le jargon] des sciences de l’éducation s’appelle l’educando – à ma connaissance, personne ne s’est encore attaqué à la tâche herculéenne de traduire ces textes en langage compréhensible au commun des mortels. » (p. 42)

Dans la seconde section du chapitre, Baillargeon présente plusieurs exemples de faux raisonnements, entre autres le faux dilemme, la généralisation hâtive, l’ « argument contre la personne », la pétition de principe et l’appel à l’autorité. La section se termine par un tableau intitulé « Les règles de la bienséance argumentative » dans lequel sont énumérées dix règles du savoir-argumenter et, pour chacune des huit premières, le sophisme (ou paralogisme) qui en découle chaque fois que la règle est transgressée.

Mathématiques

Le sous-titre du chapitre annonce l’intention visée : Mathématiques : compter pour ne pas s’en laisser conter. Face au fait qu’un bon nombre de personnes souffrent d’innumérisme – l’équivalent pour les nombres de l’illettrisme – l’auteur expose d’abord, avec patience et humour, des notions élémentaires présentées chaque fois sous la forme d’un problème suivi de sa solution. En voici quelques exemples.

Le problème : souffrir d’une indigestion de nombres qui n’ont strictement aucun sens ; la solution : compter soigneusement avant de décider de les consommer.

Le problème : ne pas savoir traiter les grands nombres ; la solution : utiliser la notation scientifique et faire de l’exercice.

Le problème : une illusion de précision extrême ; la solution : se rappeler comment cette prétendue précision a été atteinte.

Le problème : être victime de définitions arbitraires destinées à promouvoir une présentation intéressée d’une situation ; la solution : se demander qui a compté et comment a été défini ce qui est compté.

Le reste du chapitre aborde les probabilités, des notions de statistique ainsi que les illustrations et graphiques permettant de visualiser des données. Si cette partie exige plus d’effort et d’attention, elle comporte toutefois le bénéfice de nous rendre plus critique face aux données quantitatives dont on connaît l’utilisation marquée dans l’information quotidienne et dans les écrits scientifiques. Les notions de probabilité sont illustrées notamment par la loterie 6/49 et par le Triangle de Pascal. Les notions de statistique (« Au singulier, il [ce mot] désigne une branche des mathématiques qui utilise et développe des méthodes permettant de réunir, présenter et analyser des données », p. 127), plus précisément celle dite descriptive, sont exposées en se référant à la courbe de Laplace-Gauss, aux mesures de tendance centrale (moyenne, médiane et mode), aux sondages et à la constitution des échantillons, aux corrélations et à la régression vers la moyenne. Quant aux illustrations et graphiques, l’auteur nous invite, exemples à l’appui, à porter attention à la façon dont ils sont construits car ils peuvent être trompeurs. Un tableau résume enfin les règles apprises dans le chapitre, en adoptant la forme d’une série de questions à se poser sur les dimensions suivantes : la source de l’information, le contexte, les aspects qualitatifs et quantitatifs des données, les graphiques, schémas et illustrations ainsi que le sondage.

L’expérience personnelle

Nous nous référons souvent à notre expérience personnelle pour justifier une croyance, ce qui n’est pourtant pas sans dangers car la connaissance que nous en tirons est limitée. Nos sens peuvent nous tromper : l’auteur met en évidence l’idée que la perception est une construction, les perceptions étant des modèles du monde extérieur et non des copies fiables de celui-ci. Les illusions d’optique et le monde de la magie, entre autres, servent d’exemples pour illustrer le caractère construit de nos perceptions, « nous permettant de mieux saisir comment et dans quelle mesure notre savoir, nos attentes et nos désirs, notamment, sont mis en jeu dans nos perceptions » (p. 177). L’étude du fonctionnement de la mémoire démontre également le caractère construit de nos souvenirs, on n’a qu’à penser aux nombreux témoignages erronés concernant un crime ou un accident.

La dernière section met en garde contre la tendance à nous limiter rapidement à notre expérience immédiate pour former notre jugement. Plusieurs mécanismes entrent en jeu. La dissonance cognitive – par exemple, lorsque dans une situation nos convictions sont en contradiction avec nos comportements – crée un malaise qui se résout par la recherche d’une cohérence (dans l’exemple mentionné, nos convictions peuvent se modifier pour être cohérentes avec nos comportements). L’auteur rappelle également les grandes lignes de recherches classiques en psychologie sociale telles celle de Milgram sur les méfaits possibles de la soumission aveugle à l’autorité et celle d’Asch sur les méfaits possibles du conformisme.

La science empirique et expérimentale

Dans ce chapitre sur la science empirique et expérimentale, l’auteur montre d’abord, de façon succincte, la façon dont les scientifiques procèdent pour évaluer une hypothèse : trois notions sont présentées à cette fin, soit l’expérimentation avec contrôle de variables, l’expérimentation avec groupe de contrôle et l’expérimentation en double aveugle. Vient ensuite une réflexion sur la définition de la science, ses fondements et sa pratique sociale. L’auteur rapporte cinq critères permettant de faire une évaluation systématique des hypothèses, assertions ou théories quant à leur scientificité : la testabilité, la fécondité, l’étendue, la simplicité et le conservatisme.

Baillargeon termine le chapitre en fournissant quelques pistes pour une lecture critique de résultats de recherche, formulées sous forme de questions à répondre sur une série d’éléments (le contexte, la question de recherche, la méthodologie, l’analyse des données, les conclusions), et en proposant un modèle en quatre étapes qui aide à réfléchir systématiquement aux « théories » soumises à notre évaluation et qui semblent bizarres.

Les médias

Le cinquième et dernier chapitre traite de l’univers des médias et vise à nous rendre critique sur ce qui y est dit et sur la manière dont on le dit : « un observateur critique des médias portera une grande attention aux occultations et aux biais qui ne manqueront pas de se manifester dans la représentation du réel par les grands médias » (p. 275). Se référant en particulier aux travaux d’Edward Herman et Noam Chomsky, Baillargeon décrit le modèle propagandiste des médias qui, dans cette perspective, favorisent les intérêts particuliers de l’État et du secteur privé et il évoque le cas du téléjournal qui, à son avis, ne remplit pas adéquatement la mission politique et citoyenne d’information qui est celle des médias. L’auteur nous présente ensuite cinq filtres inhérents au modèle propagandiste des médias, notamment les trois suivants : la taille, l’appartenance et l’orientation vers le profit des médias ; la dépendance des médias envers la publicité ; la dépendance des médias à l’égard de certaines sources d’information (le gouvernement, les entreprises, les groupes de pression, les agences de presse).

Dans la dernière section, l’auteur propose une trentaine de stratégies pour entretenir une attitude critique face aux médias, entre autres les suivantes : écrivez ou téléphonez aux médias ; soyez rigoureux ; identifiez les sources qui alimentent les médias ; apprenez ce que sont les légendes urbaines ; étudiez la philosophie politique ; lisez Chomsky ; lisez régulièrement d’autres sources d’information (un tableau comprend la liste d’une quarantaine de médias imprimés et électroniques). La dernière stratégie mentionnée se lit comme suit : « Rappelez-vous que tout le monde a des valeurs et des présuppositions. Méfiez-vous donc aussi des auteurs de Petits cours d’autodéfense intellectuelle. Le présent, en tout cas, ne vous cache pas que ses convictions sont libertaires et il vous invite à le prendre en compte. » (p. 311)

Un guide stimulant

Cet ouvrage s’avère enrichissant pour qui veut accroître sa lucidité et devenir plus conscient des multiples pièges qui parsèment son itinéraire personnel et social. L’auteur offre un tour d’horizon clair et rigoureux de plusieurs outils et principes de la pensée critique. Les ouvrages et articles mentionnés dans la bibliographie, plus d’une centaine dont plusieurs de source américaine, constituent des références adéquates pour approfondir le sujet. Car ce guide représente l’amorce d’une démarche et une invitation à aller plus loin, que ce soit sur les plans personnel, social ou professionnel. Il ne manque en outre pas d’idées qui peuvent s’intégrer dans presque n’importe quel cours. En résumé, ce livre constitue un guide stimulant pour toute personne qui se préoccupe de la formation de la pensée critique.
Jacques Boisvert
Pédagogie collégiale, automne 2005

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