Le partage, intérêt d’internet
Spécialiste des nouvelles technologies, Tom Slee pointe les contradictions de la notion d’«économie du partage» qui, sous couvert d’échanges, dissimule des finalités bien moins altruistes.
Prise isolément, l’expression «ce qui est à moi est à toi» convoque le don, la générosité, et révèle une finalité morale. A l’inverse, l’expression «ce qui est à toi est à moi» renvoie à l’annexion, à l’accaparement, au vol, à la rapine. Si on les conjoint, «ce qui est à moi est à toi et ce qui est à toi est à moi», on obtient la formule de la mutualité, de la réciprocité des échanges de biens ou de services, du partage. Probablement l’économie a dû commencer par là : faire que de foyer à foyer (oïkos), de clan à clan, de tribu à tribu, on puisse instaurer des règles (nomos) susceptibles de mesurer et contrôler le troc, le potlatch (Marcel Mauss), l’échange de marchandises, favorisant la subsistance, et l’échange de femmes, favorisant, par le passage de l’endogamie à l’exogamie, la survie. Lorsque le partage n’est pas réciproque, l’économie s’efface pour ne laisser que la morale : la donation gratuite, désintéressée, ne veut que le bien (elle est bené-vole), n’attend rien en retour, et ne se mesure pas aux «biens» qu’elle donne. C’est pourquoi la notion de partage a émigré vers l’éthique, alors que celle d’échange (je te donne pour que tu me donnes, do ut des) est restée dans le giron de l’économie. Mais les choses ne vont plus ainsi.
«Perceuse». La révolution numérique et l’essor des réseaux sociaux ont changé complètement la donne. La notion de «partage», de sharing, est devenue centrale, a induit des comportements quasi névrotiques incitant à «livrer» et recevoir à peu près tout – les photos de son chat, les activités, les performances, la musique, les vidéos, les banalités quotidiennes – et surtout, depuis quelques années (2013-2014), a produit une très puissante «économie du partage», ce «nouveau genre de commerce utilisant Internet pour mettre en relation clients et fournisseurs de services», et dont «le but est d’organiser, dans le monde physique, des échanges tels que la location d’appartements à court terme, le covoiturage et la prestation de tâches ménagères». De cette économie, que l’on dit aussi «sociale», «solidaire», «participative» ou «à la demande», sont nés des géants, tels que Uber, Airbnb, Lyft, BlaBlaCar, Handy, Postmates (livraisons) TaskRabbit («des voisins qui s’entraident») ou Lendind Club, via lequel des «investisseurs altruistes» prêtent de l’argent.
Leur succès doit beaucoup à cette notion de «partage», qui conserve son halo moral, et donc rend «éthiques» les intentions de ceux qui la mettent en acte. L’économie du partage semble en effet avoir de nobles visées. Elle promet d’être une «alternative durable, au sens écologique, au commerce de masse, en nous aidant à faire un meilleur usage de ressources sous-utilisées». Elle permet que l’on achète moins et qu’ainsi on «réduise notre empreinte sur la planète», elle privilégie l’accès plutôt que la propriété – «pourquoi tout le monde aurait-il une perceuse électrique dormant sur une étagère quand nous pouvons en partager une ?» – et, «grâce au pouvoir de liaison d’Internet», multiplie les relations en tout genre entre les personnes et ainsi participe à «édifier une communauté» dont la particularité est d’être horizontale, égalitaire, «basée sur des échanges entre pairs plutôt qu’entre organisations hiérarchiques». De plus, elle peut «aider des individus précédemment démunis à devenir des « micro-entrepreneurs » et à exercer ainsi davantage de contrôle sur leurs vies». Autrement dit, seuls «les puissants de ce monde, les grandes chaînes hôtelières par exemple, les chaînes de restauration et les banques» pourraient regarder d’un sale œil cette nouvelle économie, qui permet à de nombreux sujets sociaux de gagner un peu de temps et un peu d’argent, et leur apprend à «se faire mutuellement confiance».
Visées. Tel n’est pas l’avis de Tom Slee, spécialiste des nouvelles technologies, qui, dans Ce qui est à toi est à moi – formule du pillage et de l’extorsion – se livre à une critique socio-politique très serrée de l’économie solidaire, laquelle serait «en train de faire pénétrer dans nos vies un marché avide et déréglementé», et de favoriser, aux dépens de la collectivité, l’accumulation de gigantesques profits de la part de quelques grandes entreprises mondiales. Airbnb et Uber sont les principales cibles visées par Slee, parce qu’emblématiques de l’écart existant entre le discours – humanitaire, coopératif – et la réalité, à savoir la «perturbation» que ces colosses, en vue de leur propre enrichissement, introduisent dans le jeu social, jusqu’à «défier des lois adoptées démocratiquement» dans chaque pays, dans le but d’imposer des pratiques qui risquent de «se passer de main-d’œuvre» et génèrent des formes de travail encore plus précaires que celles qui existent déjà dans la société.
Pour étayer sa critique, Tom Slee – docteur en chimie théorique, qui travaille dans l’industrie du software – fait un retour aux origines historiques, idéologiques et axiologiques de la «culture internet» qui imprégnait les premières entreprises de la Silicon Valley. Et il y retrouve la même contradiction interne que celle que contient le terme «économie du partage», entre, d’un côté, l’action morale, l’interaction non intéressée, et, de l’autre, la transaction commerciale forcément placée sous le signe de l’intérêt. A l’origine, la culture internet s’est inspirée de principes vertueux. Elle a voulu promouvoir la liberté, la libre disposition des ressources et des données (open data), l’ouverture de tout à tous, afin de révolutionner le système lié à la propriété privée, et favoriser l’essor d’une société plus démocratique et égalitaire. Elle a vu dans la «combinaison des technologies et de l’esprit entrepreneurial» le moyen de résoudre tous les problèmes, «de la pauvreté mondiale aux libertés civiles, en passant par l’éducation et les soins de santé». Mais on sait que le chemin de l’enfer est pavé de bonnes intentions. Aussi les si belles idées de partage et d’altruisme n’ont-elles pas résisté aux «instincts commerciaux», et, au lieu de produire un partage plus équitable des richesses, ont donné naissance aux plus grands titans capitalistes que l’histoire des hommes ait connus, Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft… Il est un proverbe du Yorkshire qui dit : «Ce qui est à toi est à moi, ce qui est à moi m’appartient».
Photo : Émile Loreaux
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