«Ouvrage absolument essentiel, enfin disponible en français!»
Pendant dix ans, Murray Bookchin a enquêté sur le mouvement anarchiste espagnol, de son émergence jusqu’à la guerre civile, sur l’importance de ses modes d’organisation, son influence sur la vie des travailleurs et des paysans ordinaires, ses conflits internes, ses bonnes et ses mauvaises fortunes. Cet ouvrage est le fruit de ses recherches. Sans prétendre à l’exhaustivité, il s’attache à approfondir les tournants décisifs de l’histoire du mouvement, dont certains furent l’occasion « de créativité sociale qui pourrait revêtir de l’importance pour notre époque ».
C’est l’italien Giuseppe Fanelli qui, fin octobre 1868, chargé par Bakounine de rallier des ouvriers espagnols à l’AIT, électrise véritablement son auditoire, malgré la barrière de la langue, à l’occasion de plusieurs conférences à Barcelone et à Madrid, pendant lesquelles il va développer des idées qui seront les premières graines du mouvement à venir. Un jeune catalan, Pi i Margall avait déjà importé et largement répandu les idées fédéralistes de Proudhon, mais en s’opposant à la violence révolutionnaires, misant sur une mise en oeuvre réformiste et graduelle.
Murray Bookchin présente une « topographie » qui permet de comprendre combien les idées de Bakounine correspondaient aux besoins du mouvement révolutionnaire des ouvriers et des paysans d’Espagne, pays qui, du point de vue du libéralisme du XIXe siècle, devait mener une réforme foncière, développer son industrie et créer un État démocratique fondé sur une classe moyenne. Dans les montagnes bien irriguées du Nord, les traditions démocratiques de l’Espagne prémusulmane sont toujours bien ancrées. Les paysans indépendants, les métayers et les rentiers cohabitent de façon presque égalitaire. « Cette vie communale aux origines quasi néolithiques a engendré une mentalité profondément conservatrice qui a l’église catholique pour foyer spirituel et dont l’antéchrist est incarné par le monde industriel en émergence, avec ses valeurs dérangeante, ses produits étonnants et sa volonté d’empiéter sur l’autonomie villageoise. » Au sud de la Sierra Morena, en Andalousie subsiste une économie basée sur le latifundium, survivance de l’implantation romaine qui a duré plus longtemps que celle des Maures, « ulcère agraire du monde méditerranéen » qui ressemble à l’économie de plantation du sud des États-Unis avant la guerre de Sécession. Il présente également les Basques et la Catalogne, porteurs de revendications économiques, politiques et culturelles qui menacent l’ensemble de la structure traditionnelle du pays. L’immense richesse acquise grâce à l’empire n’a jamais profité aux classes moyennes mais a rempli les coffres de la monarchie absolue avant d’être dilapidée dans des aventures impérialistes visant le contrôle de l’Europe, au lieu de contribuer au développement de l’industrie, renforçant considérablement la vie locale des pueblo et des régions. Cette propension au localisme, à la collectivité, à l’échelle humaine et à l’autogestion, a été transposée dans le tissu urbain, et s’est révélée perméable aux idées et aux méthodes libertaires.
Il serait fastidieux de proposer ici un résumé rigoureux du développement des différentes organisations et des principaux syndicats ouvriers. Depuis la section madrilène de l’Internationale qui compte 2000 membres à l’hiver 1870, jusqu’à la CNT et la FAI, Murray Bookchin nous raconte pourtant tout, non pour tendre à l’exhaustivité mais en identifiant plutôt les moments charnières et significatifs. Les principaux acteurs sont présentés, ainsi que les coalitions qui se succèdent au pouvoir. Il donne à voir la « luxuriance sauvage » du mouvement anarchiste au sud des Pyrénées, une véritable « passion révolutionnaire » à laquelle seule « la faux du fascisme » mettra un terme. Dès ces premières années, d’âpres débats font rage parmi ces militants qui veulent créer une contre-société qui ne doit pas être une « société parallèle ». Par exemple, les militants se démarquent du mouvement coopératif qui, à leurs yeux, faisait diversion dans l’objectif du renversement du capitalisme et de l’État. Ils souhaitent industrialiser l’Espagne sans détruire son héritage communal, ni avilir sa classe ouvrière et créer « une monstruosité abrutissante comme celle que la révolution industrielle a infligée à l’Angleterre ». Bookchin conteste d’ailleurs l’analyse de Marx qui plaçait dans la classe ouvrière tous ses espoirs et méprisait profondément les artisans (qui moururent par milliers en défendant la Commune de Paris) et les paysans. Ce n’est pas le mouvement ouvrier allemand centralisé et discipliné qui prit les armes contre le fascisme, mais bien cette classe « misérable » en Espagne, dont la contribution des Murcianos ruraux à l’enracinement de l’anarchisme à Barcelone est incontestable.
Grèves, congrès, insurrections se succèdent, immanquablement suivis par la répression. La période de prolifération des groupes pratiquant l’action directe dans les années 1880, comme Los Desheredados, est suivie par un engouement pour les questions d’éducation, avec le développement de l’École moderne par Francisco Ferrer – qui sera exécuté le 13 octobre 1909, accusé à tort d’avoir fomenté une insurrection – et l’essor du syndicalisme révolutionnaire qui ambitionne d’éliminer le capitalisme pour confier les pouvoirs économiques et sociaux aux producteurs.
Au-delà du récit historique, l’ambition de Bookchin est bien d’offrir cette histoire en héritage. « Les conceptions de la commune, de l’autogestion et de l’innovation technologique que défendaient les anarchistes espagnols sont totalement incompatibles avec tout système fondé sur le pouvoir d’État et la propriété privé, et imperméables à tout compromis avec la société bourgeoise. » « La question fondamentale que soulève l’anarchisme espagnol consiste à savoir s’il est possible, pour les gens, d’acquérir un contrôle entier, direct et collectif sur leur vie quotidienne, de gérer la société à leur façon, c’est-à-dire non pas comme une “masse“ guidée par des dirigeants professionnels, mais comme des individus entièrement libres, dans un monde sans chefs ni subalternes, sans maître ni esclave. »
Ouvrage absolument essentiel, enfin disponible en français !
Ernest London, Bibliothèque Fahrenheit 451, 24 novembre 2023.
Lisez l’original ici.